La disparition du négociant éleveur et expert  

Par Erik Sauter

Le 5 mai 2007

A la demande de mon père, négociant-éleveur en vins de tradition, je suis parti à Bordeaux à l’age de 17 ans. Pour apprendre sur le tas le métier du vin, pour faire des stages et pour suivre des cours à la faculté de Talence (Université de Bordeaux). 1962, millésime généreux, fut ma première vendange à Pomerol et à Fronsac. Aussitôt la vendange ramassée, j’allais travailler dans les chais. A cette époque, les tables de tries n’existaient pas encore. Le seul souci des propriétaires était de rentrer la vendange dans son état du moment. Raisins sains et pourris, raisins murs et moins murs, tous confondus. Avant que la saison des pluies n’arrive, menaçant de diluer les moûts déjà peu denses à cette époque. Si peu denses que deux chaptalisations s’imposaient parfois: l’une, nocturne et illégale, et la suivante, annoncée officiellement et contrôlable.

Les décuvaisons et les pressurages étaient mes premières expériences avec le vin nouveau de ma vie. Bien plus tard allaient suivre de nombreux autres. Le maître de chais me permettait de travailler comme les autres ouvriers et cela impliquait aussi le travail de vider les cuves de leur marc. Travail dangereux et épuisant à cause de la présence asphyxiante du C02 et enivrant à cause de la présence de l’alcool dans l’air. Mon estomac en souffrait encore très longtemps et pendant des décennies je n’ai peu supporter l’odeur du digestif, qu’on appelle le Marc. Le feu vert pour pénétrer dans la cuve était donné si la flamme d’une bougie ne s’éteignait pas. Les pressoirs verticaux, qui réapparaissent aujourd’hui un peu partout avec leurs cages en bois, se remplissaient et se vidaient encore à la pèle, comme les cuves de fermentation d’ailleurs.

Premier jus, meilleurs jus, pompé dans d’autres cuves, de stockage, pour la fermentation malolactique, qu’on maîtrisait encore trop peu à cette époque. Parfois stoppée par le froid hivernal, il fallait attendre un printemps chaud avec l’ouverture des portes, pour redémarrer cette fermentation indispensable, surtout pour les rouges. Sinon, des fermentations en bouteilles avec une présence de C02 rendraient les tannins encore plus secs et plus astringents, avec des odeurs de réduction gâcheraient le plaisir du bouquet. Je rentrais après d’autres stages dans d’autres régions et après avoir fait l’école vitivinicole de Trèves en Allemagne pour m’occuper des mises en bouteilles et de la vente. A cette époque, tous les vins étaient mis en bouteilles dans nos caves séculaires avec une température constante de 12ºC et une humidité extrêmement élevée.

Aussi devais-je m’occuper des ventes pour une clientèle d’élite : particuliers avec une dominance du clergé, des restaurateurs et quelques cavistes. Le journalisme oenophile n’existait pas ou peu et ceux qui s’y lançaient avait tout à apprendre ou naviguaient sur des vagues de fables et des vérités empiriques, transmises de génération en génération, mais complètement doublées et dépassées par les évolutions de la science qui s’appelle œnologie.  J’ai eu le privilège de suivre des cours des professeurs Emile Peynaud et Ribéreau-Gayon qui restent gravés dans ma mémoire et je ressentais un grand besoin de communiquer leurs connaissances et leur savoir-faire aux clients et amateurs de vin.

La vente par correspondance n’existait pas ou très peu encore. Làs de visiter les clients un par un, il me fallait trouver un moyen pour communiquer avec eux. Pour les informer de ce qui valait la peine de savoir sur les vins. Pour faire mieux apprécier nos vins. Pou moi la solution se trouvait dans la correspondance. La lettre personnelle. Je commençais à écrire des lettres en présentant les vignerons, les vins, leur façon de faire, leurs problèmes et leurs joies. Les fascinations que je ressentais en voyageant, en découvrant. Depuis mes expériences « à la propriété », un besoin de retourner à la source s’avérait indomptable. Retourner à la source pour m’abreuver des connaissances et des évolutions. Les réponses remplissaient mes lettres qui devenaient plus sophistiquées. Avec des  bulletins de réponse et de commande et avec des enveloppes de retour pré-payées.

Pour moi, la mise en bouteille devrait se faire par le propriétaire à la propriété. Petit à petit, je faisais régresser nos mises, en faveur des mises d’origine. Ainsi je rendais une part importante de mon métier, l’élevage et la mise en bouteille, à ceux qui vivaient dans l’ombre des négociants. Comme les propriétaires étaient peu riches et donc mal équipés, je devais faire appel aux embouteilleurs mobiles et à façon. Les déceptions énormes des premières mises me rendaient malheureux sans autant me décourager. Une sélection sévère et un cahier de charges interdisant les interventions trop draconiennes – des doses excessives de S02 par exemple – pour éviter un dépouillement quasi-total du vin. Nos mises à nous, grâce au climat plus stable et plus frais et grâce aux caves séculaires, étaient bien meilleures. Mais l’émancipation des propriétaires et la garantie d’origine me paraissaient plus importants.

Les « mises du camion » s’amélioraient petit à petit et mes clients s’en rendaient compte en lisant les textes des « mailings » et en goûtant les produits de ces mises. Loin d’une expiration éventuelle de l’inspiration, nécessaire pour fasciner le lecteur, les acheteurs et les amateurs, une nouvelle source jaillissait soudain en 1977. L’exploitation d’un domaine viticole ! Un propriétaire en Médoc, trompé par l’évolution des cours de 1971 à 1972 et la chute des prix qui en suivait, voulait vendre sa propriété surendettée. Tout en disposant d’une ferme volonté, mais manquant d’argent pour réaliser ce rêve, il me fallait trouver une solution. Un ami, entrepreneur richissime, se déclarait disposé à investir sans avoir vu la propriété ! Une société immobilière et une société d’exploitation furent créées et soudain j’étais administrateur, exploitant et vinificateur d’un domaine de 17,5 ha avec un beau terroir graveleux, situé quelques kilomètres au nord de Lesparre. La dernière récolte était 1985 et la superficie avait atteint 25 hectares.

Le successeur d’Emile Peynaud, Jacques Boissenot, m’aidait en me donnant des conseils dès la première récolte (1978). Les lettres devenaient de véritables chapitres d’un livre sur le vin,  fascinant les lecteurs et les amateurs à un tel degré que les ventes du vin de domaine explosaient. La moitié de la récolte de 100 tonneaux partait à destination de ce petit pays avec une modeste consommation de vin. Je descendais une semaine par mois, l’été on y séjournait bien plus longtemps avec les enfants – la plage est à 14 kilomètres – et pour les vendanges, je faisais venir une équipe d’étudiants et plusieurs cuisiniers pour les repas en commun avec l’équipe locale.

La fortune du (nouveau) propriétaire a diminué dans les années 80 à la suite d’une crise de l’immobilier. Il me demanda de vendre parce que ses banquiers devenaient inquiets. La plus-value réalisée s’avérait non négligeable. Mais un peu plus de patience aurait multiplié le prix de vente par deux et la plus-value par dix. Je ne suis pas resté très longtemps sans vignes. En 1993, je devins co-propriétaire, avec un ami de longue date, d’un tout petit domaine (Domaine Mondivin cabernet-franc) à Villany en Hongrie. Terroir de prédilection de grands rouges et selon l’illustre Michael Broadbent « the natural home of the cabernet-franc ». En 2006 suivra, par un achat partagé avec deux amis, un autre domaine. En France et en culture biologique dans les Cotes de Thongue : les Chemins de Bassac. Avec un encépagement remarquable. Blanc : roussanne et viognier. Rouge : grenache, syrah, mourvèdre, cabernet sauvignon et pinot noir. Ici m’attendait un nouveau défi.

Mon attachement à la source, aux vignerons, au terroir, m’a poussé à aller très loin dans l’information, la défense et l’illustration. Un jour, j’ai édité un livret « Portrait d’un Vigneron ». Le vigneron était Jacques Perrin, visionnaire, homme de labeur imperturbable, sauveur de terroir et défenseur de la vérité. Pour mieux comprendre et expliquer la dégustation, j’ai traduit et édité le livre de Max Léglise : « Une initiation à la dégustation des grands vins ». La vente par correspondance était en plein essor. Les fiches techniques, les fiches de dégustation et le mariage mets et vins faisaient et font toujours un ensemble, un bouquet d’information. La vraie et la bonne information étaient appréciées et payantes, mais aujourd’hui, elle est remplacée par les étoiles, par les notes sur 100.

Sur plus de quarante ans d’exercice en matière de vente par correspondance, j’ai vu s’accroître l’influence de la presse dont j’ai pu me passer pendant plus de 30 ans. Mai elle a pris définitivement le relais. Elle a remplacé et éliminé les experts érudits du négoce. « If you cannot beat them, join them » et ainsi je suis devenu journaliste/chroniqueur en matière de vin et de gastronomie. Le grand vin a perdu son expert dans le réseau commercial. La tâche de l’éleveur externe à la propriété a été brillamment reprise par les propriétaires. Les œnologues consultants stars sont là pour parfaire les vinifications et les élevages. Les vins sont devenus meilleurs peut-être, certainement plus concentrés, moins digestes souvent. Le fruit et le bois ont pris le dessus, ont effacé le terroir. La ressemblance, la conformité, à travers tous les vins ambitieux du monde entier, surprend et choque les amateurs de finesse, de dentelle et d’intellec. La beauté sur recette. La recette a remplacé le naturel, le sensitif, l’intuition. La recette s’achète, à prix d’or parfois. Les investisseurs n’aiment pas l’incertain, l’intuitif.

Seulement les marchés de l’art à un haut niveau possèdent encore leurs experts. Il faut un personnage de caractère comme François Mitjaville, propriétaire des Chateaux Tertre Roteboeuf et Roc de Cambes, pour dénoncer à juste titre cette absence de l’expert avec une déontologie et une éthique du métier. La presse spécialisée est devenue la source d’information. Les nombreuses études, les articles en profondeur, les interviews, les dégustations horizontales, verticales, à l’aveugle ou ouvertes sont à la disposition des intéressés. Mais la surenchère, la spéculation et la cupidité illimitée des propriétaires, des courtiers, des teneurs d’allocations ont rendu inabordables beaucoup de vins illustrés dans la presse spécialisée. Le véritable amateur déguste le vin le plus désiré par les paroles, sans pouvoir l’encaver. Cet acte-là, il doit le laisser aux nouveaux milliardaires russes ou chinois.

C’est une réalité. C’est aussi un miracle au sein d’une crise mondiale du vin où les connus deviennent plus connus et les moins connus plus méprisés. Pour un journaliste, il est plus tentant de fréquenter les stars, de faire briller encore plus les étoiles, que de s’intéresser à ceux que périssent dans l’ombre des stars. Ce privilège d’entrer dans la fausse intimité des grands les rend radieux et un peu aveugles. Les bonnes notes font vendre. Bien plus qu’un bon conseil basé sur des années d’expérience. Les très bonnes notes génèrent la spéculation, la surenchère et la cupidité. Chaque année, la distance entre les notes qui réduisent les ventes et celles qui les stimulent se réduit d’avantage.

Pour un propriétaire d’un Grand Cru de Saint-Emilion, une note entre 89 et 90 suffisait pour bien et surtout rapidement vendre sa récolte lors des premières apparitions des notes Parker. Après, c’était une note de 93/100 et plus. Pendant la campagne des primeurs 2005, il fallait une note de 96 sur 100 pour obtenir les mêmes effets. Plus personne ne se soucie du potentiel à moyen et long terme. Du plaisir de boire, de la digestibilité et du mariage heureux ou malheureux avec tel plat. Un site, une liste avec des allocations et des notes forment aujourd’hui la colonne vertébrale du nouveau négociant. Son expertise se limite à reconnaître le potentiel de hausse ou le danger de la baisse de prix. Les paroles, lui, il n’en a pas besoin, mais il est disposé à coller les extraits de presse sur ses sélections – ça aussi, ça fait vendre.