Dans ce papier, je voudrais discuter des changements de style des vins de Bourgogne au fil des siècles. Je vais traiter ici de deux grands thèmes actuels. Le premier concerne les cépages dans un monde qui, aujourd’hui, s’intéresse plus aux vins de cépages qu’aux vins de terroir – anathème, j’imagine, pour la plupart des académiciens présents aujourd’hui. L’autre grand débat sera autour de la définition d’un grand vin. Faut-il le classer par la finesse ou la puissance, la délicatesse ou le volume, le goût de Monsieur Broadbent ou de Monsieur Parker? Aujourd’hui nous savons que les cépages nobles de la Bourgogne sont le Chardonnay et le Pinot Noir. Au deuxième rang, nous avons, en blanc, des petites quantités d’Aligoté un peu partout, de Melon de Bourgogne et peut-être toujours de Sacy dans l’Auxerrois, ainsi que des restants de Pinot Blanc et de Pinot Gris. En rouge, il y a toujours le ‘mauvais et desloyaut Gamay, qui nous a envahi en sortant de son propre pays du Beaujolais, et des vestiges de César et de Tréssot dans l’Auxerrois.

Le Chardonnay, est-il un parvenu ? Relativement. Le Dr. Lavalle ne cite que le Pinot Blanc quand il parle des vins blancs de la Bourgogne en 1855, sauf à Meursault : dans ce cas-là, il cite ‘le pinot blanc ou chardenet’, mais il n’est pas clair s’il parle de l’un ou de  l’autre, ou alors pense-t-il que les deux sont synonymes. Pendant longtemps, je n’ai pas trouvé de vraies références au Chardonnay avant la deuxième moitié du XIXème siècle. Par contre, les écrivains modernes supposent souvent que chaque référence à un autre cépage est en fait un synonyme du Chardonnay. Quand Béguillet nous écrit en 1770 que “le noirien blanc est cultivé seul ici ainsi que dans tous les grands vignobles de Bourgogne”, Jean-François Bazin nous dit que ce nom du noirien blanc ou pinot blanc est erroné: “il s’agit d’une confusion; ce cépage est en réalité le chardonnay” écrit-il dans son livre sur Le Montrachet. Mais je n’en vois pas les preuves.

Olivier de Serres cite en 1600 le Beaunois comme cépage principal en blanc, et considérant que ce Beaunois était toujours synonyme du Chardonnay dans l’Auxerrois au vingtième siècle, l’historien Marcel Lachiver propose que le Chardonnay a pris ses origines dans la Côte d’Or. Mais je n’en suis pas persuadé. Depuis peu, grâce à Carole Meredith et ses collègues, nous savons que le Chardonnay est l’enfant du Pinot Noir et du Gouais Blanc, ce qui est également le cas pour le Gamay blanc et noir, l’Aligoté, le Melon de Bourgogne et le Sacy. Elle suppose que ce croisement a pris place dans le nord-est de la France, mais elle ne propose pas de date. Même s’il faut attendre la deuxième partie du XIXème siècle pour que l’on parle systématiquement du Chardonnay comme cépage de la Bourgogne, et que ce n’est qu’en 1896, a Châlon-sur-Saône, qu’on se prononce formellement sur l’orthographe du Chardonnay tel qu’il est épelé aujourd’hui, il y a néanmoins certaines références au nom Chardonnay bien avant cela. En 1763, l’Abbé Tainturier écrit que “Le raisin blanc que nous employons en Bourgogne à faire le vin blanc se nomme Chardenet ou Pineau Blanc.” Avant ça, des enquêteurs avaient trouvé en 1685 que “le village de Saint Sorlin fait du meilleur chardonet mais en petite quantité.” (Ce que l’on peut toujours dire, du moins en ce qui concerne le Maconnais, si on passe déguster chez Oliver Merlin à La Roche Vineuse, le nom actuel de l’ancien Saint Sorlin.).

En tout cas, le Chardonnay avait établi sa propre place avant la fin du XIXème siècle. Quand le Louis Latour de l’époque a replanté sa vigne à Corton Charlemagne en 1891, il a mis du Chardonnay à la place du Pinot Blanc et de l’Aligoté. Aujourd’hui, au début du troisième millénaire, la tendance en Bourgogne est de chercher plutôt la finesse et la minéralité, tout en évitant la lourdeur et la surmaturité. Ce n’était pas toujours le cas auparavant. Ceux qui ont dégusté les grands vins blancs de la fin du XIXème siècle ou du début du XXème ont constaté qu’il y avait du sucre résiduel. L’Abbé Tainturier, en 1763, nous dit que ‘Le chardenet ou pineau blanc est d’une grande délicatesse lorsqu’il est venu à sa parfaite maturité’ et propose que ‘lorsqu’il est venu à la plus parfaite maturité qu’on puisse désirer, on fait la vendange.’ A retenir parce que ses conseils sur la maturité et les vendanges du Pinot Noir sont bien différents. Juste un petit mot sur les autres cépages blancs qui existent ou existaient en Bourgogne.

L’Aligoté, cause célèbre du Chanoine Kir, du moins avec un peu de crème de cassis; Aujourd’hui il est réservé aux vins de l’appellation générique Bourgogne Aligoté – sauf dans une vigne blanche de la Côte de Nuits, citée en premier cru, le Morey St Denis Les Monts Luisants du Domaine Ponsot. Il est possible que la partie ‘goté’ du nom du cépage vienne de gouais ou goet, comme il était connu au Moyen-Age. Le Melon de Bourgogne, en réalité le Gamay Blanc, bien connu dans le temps en Bourgogne, a été transmis au pays nantais parce que lui seul a pu résister aux hivers exceptionellement sévères de 1709 et 1710, puis une fois de plus planté en Bourgogne autour de la colline éternelle de Vézélay, de nos jours. Le Sacy existe toujours dans l’Auxerrois. Tous les trois, Aligoté, Melon et Sacy, sont des enfants du Pinot Noir et du Gouais. Le Savagnin n’est pas connu en Bourgogne aujourd’hui – il faut traverser la Bresse jusqu’à Château Chalon et les autres vignobles du Jura. Mais existait-il autrefois? On a parlé du Noirien et du Saulvoignien à Chassagne Montrachet en 1383. Et selon les recherches du Dr. José Vouillamoz, le Savagnin est un proche parent du Pinot Noir – mais qui est le fils et qui est le père, là est la question.

Des enfants plus classiques du Pinot Noir sont le Pinot Blanc et le Pinot Gris. A vrai dire, ils ne sont pas des enfants mais des autres formes du Pinot Noir. Le Pinot Gris ou Pinot Beurot était bien connu dans le Moyen-Age sous le nom de Fromenteau. Un certain Philippe de Beaumanoir au treizième siècle évaluait le Fromenteau à douze sous le muid, le Moreillon (ou Pinot Noir) à neuf sous, et le gros noir ou goet à six sous. Plus tard, au XVIème siècle, on a préféré mettre le pinot gris avec le Pinot noir pour faire des vins rouges peu colorés, plutôt ‘paillés’. Cette idée a diminué au XVIIIème siècle, mais a resurgi au XIXème – jusqu’en 1820 il y avait 40% de raisins blancs au Clos de Vougeot. Certains vignerons en plantent toujours 1 ou 2% au milieu de leurs pieds de Pinot Noir pour la complexité aromatique. Le cépage existe encore ici et là en Bourgogne en vin blanc, par exemple dans le célèbre Beaune Clos des Mouches de la Maison Drouhin. Le Pinot Blanc vient d’une déclinaison du Pinot Noir en blanc. Les vignes blanches de chez Gouges à Nuits St Georges proviennent d’une telle dégénérescence et ceux qui veulent planter en blanc en Côte de Nuits aujourd’hui peuvent choisir entre le ‘Pinot Gouges’, des clones du vrai Pinot Blanc, et le Chardonnay. Il y a même une période, au début du dix-neuvième siècle, où on a fait des blancs de noirs à Nuits St Georges, selon Alexander Henderson dans son History of Ancient & Modern Wines, 1824.

C’est au XIVème siècle que le nom de Pinot Noir est mentioné pour la première fois avec une référence au pinot vermeil expédié à Bruges. Ensuite nous avons le célébre décret du Duc Philippe qui bannit le mauvais et désloyaut plant, le Gamay en 1395 en faveur du Pinot. Ses mots sont bien intéressants : “Plusieurs de nos sujets…ont planté vignes d’un très mauvais et très désloyaud plant nommé gaamez duquel mauvais plant vient très grande abundance de vin, et pour la plus grande quantité desdits mauvais vins ont laissé en ruine et désert les bonnes places ou l’on fait venir et croitre le bon vin. Et lequel vin de gaamez est de telle nature qu’il est moult nuisible à creature humaine, memement …en ont infectés de grièves  maladies…car ledit vin qui est issu et fait dudit plant de sadite nature est plein de très grand et horrible amertume, et devient tout puant.” Ce duc était un grand amateur de qualité. Trente ans plus tôt il avait demandé qu’on arrache les noyers et autres arbres nuisibles à la vigne dans son Clos à Chenoves. Première référence peut-être à la monoculture en vigne qu’on commence à remettre en question aujourd’hui.

Juste avant, en 1394, un garçon de quinze ans, embauché pour les vendanges à St Bris, fut frappé brutalement par le vigneron propriétaire jusqu’à sa mort, parce qu’il n’avait pas obéit aux ordres de ne pas mélanger les raisins de pinot avec ceux des cépages inférieurs. Aujourd’hui, nous avons toujours dans l’Auxerrois des traces de César et peut-être de Tréssot, qui est le Trousseau du Jura. Et pourquoi pas. Par contre, je trouve honteux le droit de faire replier les crus du Beaujolais en appellation Bourgogne Rouge, malgré leur encépagement en Gamay. Selon la règle des Appellations Contrôlées, il faut que les usages soient ‘loyaux, locaux et constants’ – cet usage est moyennement local ou constant, mais sûrement pas loyal. Mais en principe, c’est le Pinot Noir qui a produit les vins rouges de la Bourgogne pendant au moins sept siècles, même si le style du vin change de temps en temps. Suivant Jean-Francois Bazin, les vins rouges du Moyen-Age étaient des rouges capiteux. Les gens avaient l’habitude de diluer même les bons vins avec 20% d’eau – sauf les anglais, selon le moine Salimbene.

Par contre le roi d’Angleterre Henri V a insisté par décret en 1420 que ses soldats en France à l’époque devaient couper tout vin 50/50 avec de l’eau, sous peine de mort. Plus tard, aux XVIIème et XVIIIème siècles, une époque à basse température, la tendance était vers l’oeil de perdrix à la place du vin vermeil. Voici l’Abbé Arnoux en 1728: “Pourquoy par exemple les vins de Volnet ont-ils la couleur d’oeil de perdrix? C’est qu’on ne laisse et qu’on ne peut laisser les raisins de ce terroir que très peu de tems dans la cuve; et que si on les y laissoit séjourner un peu plus qu’il ne faut, le vin n‘auroit plus sa delicatesse et sentiroit la grappe ou le sarment.” Ensuite Anthony Hanson nous dit en 1982 que c’est une des caractéristiques du Pinot Noir en Bourgogne de produire des vins de couleur peu intense et peu forts en alcool (“It is a characteristic of the Pinot Noir grape, when grown in Burgundy, to produce wines which are light in colour and alcohol”). Par contre, dans sa deuxième édition, il pondère un tant soit peu son avis en disant qu’on ne peut rien dire par la robe, parce qu’une couleur foncée peut indiquer la sur-extraction. “One cannot tell much these days from looking at a Burgundy’s colour. Deepness does not equal quality; on the contrary it can equal over-extraction of solid matters from the skins. Nor does paleness equal inferiority. I look for brightness, for purple signs of youthful life in young red Burgundy.”)

Aujourd’hui ceux qui n’aiment pas leur vins rouges de Bourgogne trop colorés et trop lourds critiquent le goût américain surtout quand ils aperçoivent que quelques vignerons, surtout certains de Gevrey-Chambertin, ont changé leur style pour satisfaire le marché créé par le Wine Advocate et le Wine Spectator. Mais il n’y a rien de neuf ici. Le pouvoir des acheteurs étrangers existait déjà au XVIIIème siècle : Voici l’Abbé Tainturier (quel joli nom vu mon sujet): “La couleur vermeille est plus ou moins nuancée suivant la qualité des cuvées et du terrain. Il y a ici de quoi contenter l’Etranger; les uns veulent une haute couleur, d’autres la veulent légère, la moyenne étant plus sûre.” Il continue “Nous avons abandonné la méthode des vins paillés pour nous conformer au goût de l’Etranger. Le goût du siècle nous dirige dans nos méthodes.” Un autre, Pézérolle de Montjeu, sur le même sujet : “Il ne convient pas de décider, quoi qu’il paraisse aussi impossible de faire du vin rouge foncé à Pommard et à Vollenay que du vin délicat à Nuitz et à Chassagne; mais dès que l’acheteur préfere la couleur et la durété à la finesse, il faut le contenter autant que le climat peut le permettre.”

C’est au XVIIIème siècle qu’on retrouve la façon de faire des vins rouges plus colorés. D’abord il fut décidé de ne plus mélanger des cépages blancs, surtout le Pinot Gris, avec le Pinot Noir. On a aussi poussé les cuvaisons un peu plus loin: Monsieur Grozelier, vigneron à Volnay, dans une lettre au Congrès des Vignerons à Dijon en 1845, a “remarqué qu’on n’a cherché à obtenir de la couleur que depuis 1795. Les vins de cette année-là se sont faits très colorés naturellement sans être forcés de cuve. Ils ont été critiqués en pays étranger, principalement en raison de leur couleur extraordinaire, mais quand ils ont été connus, on les a appréciés comme étant de grande distinction et rares et, depuis cette époque, on a cherché à obtenir la couleur pour imiter les vins de cette année mais on a peu souvent réussi”. Mais voir aussi L’Abbé Tainturier, sur le millésime 1743 : “Si on n’eût point fait cuver les vins de 1743 ils auraient été les plus délicieux que jamais on ait pu goûter, il fallait pressurer les raisins en les apportant de la vigne. Ils auraient eu suffisamment de rouge et toutes les autres qualités qui les ont rendus si recommandables, mais ils n’auraient pas eu cette fermeté et cette dureté qui ne s’est point fondue après dix ans.”

Selon le Dr. Morelot en 1825, les qualités essentielles d’un vin rouge bourguigon étaient : une belle couleur, du corps, c’est à dire un certain degré de dureté, un arôme ou un bouquet qui sont propres à nos vins, de la spirituosité, et enfin beaucoup d’agrément au goût qu’on appelle dans nos pays de la finessé. Donc il veut un peu de tout. On discute vivement aujourd’hui comment définir la maturité des raisins au moment de la vendange, parce que certains trouvent que le vin n’est pas mûr s’il n’y a pas de notes de fruits noirs, et d’autres préfèrent largement leur Bourgogne aux petits fruits rouges. Voici encore une fois les pensées de l’abbé Tainturier, celui qui nous a conseillé de « vendanger le raisin blanc à sa parfaite maturité’. Pour le rouge, il a un autre avis : “Ce n’est plus ici une question problématique de savoir s’il faut une maturité complète, ou s’il faut un peu de verd. L’experience nous a appris que la maturité complète rendait nos vins lourds, pesants et graisseux, filants comme de ‘huile”. Cependant, avant de conclure que les vins de Bourgogne doivent être tout en finesse et sans trop d’extraction, il faut noter également qu’on arrive à recommander quelque fois des vins qui ont l’air d’être fins et élégants mais qui sont en fait trop légers, trop faibles, soit pour des raisons de manque de compétence, soit parce que le vigneron a voulu privilégier la quantité au dépens de la qualité. Anthony Hanson a beaucoup critiqué les vignerons dans la première édition de son livre Burgundy.

Voici aussi Le Guide Hachette de 1869 : “Dans la Côte d’Or le vigneron abdique trop difficilement son apathie, son esprit de routine et de défiance; il se montre trop peu disposé a profiter des idées saines, a employer des méthodes de culture rationnelle, des instruments perfectionnés ….On reproche aussi aux vignerons une tendance à altérer la bonté des produits dont ils recherchent la quantité plutot que la qualité.” Mais je ne veux pas finir sur cette note-là. Il est vrai qu’en ce moment les vins blancs de la Bourgogne se trouvent dans un petit creux, surtout du point de vue de leur vieillissement. Par contre, on n’a jamais vu autant de grandes bouteilles de rouge dans la région. Il y a vingt cinq ans, il n’y avait que peu de vignerons fiables dans toute la Bourgogne. Aujourd’hui, on peut en compter cinq ou six, parfois plus, dans tous les grands villages de la côte. Et heureusement, ces grands vins sont faits dans des styles différents. Plus ou moins colorés, éraflés ou raisins entiers, avec ou sans pré-macération à froid, cuvaison courte, moyenne ou longue, plus ou moins de fût neuf, etc. Il ne faut pas avoir de règles immuables; il ne faut pas insister sur un seul style de vin en Bourgogne. Chacun a son goût, du moment qu’il est réfléchi, suivi et dans l’esprit de faire le meilleur possible.