12 novembre 2000

I. L’Evangile selon le Vin dans les deux centres historiques de la viticulture

Il existe une relation d’implication fondamentale entre la naissance de la culture humaine et celle de la culture de la vigne: la culture humaine comme celle de la vigne nécessite l’adoption et l’acceptation de certaines règles permettant de dépasser l’état anarchique angoissant. La culture humaine est née lorsque l’homme s’est rendu compte qu’il valait mieux suivre certaines règles plutôt que de vivre dans l’incertitude existentielle de la loi de la jungle. La formule proposée fut la suivante: « je ne chasse pas et je ne mange pas les habitants du village voisin, et en contrepartie je peux espérer qu’ils se conduiront de la même façon envers les habitants de mon village « .

La culture de la vigne est née lorsque l’homme réussit à dompter le nature anarchique et rapace de la vigne sauvage qui vivait comme un parasite de la jungle, en s’appropriant et en accaparant la lumière vitale du soleil, l’eau vive des pluies et les substances minérales nourricières des arbres et des plantes de la forêt. Lorsque l’homme lui imposa des règles de conduite à tenir, la vigne devint la plante la plus humaine et la plus civilisée, transmettant des messages divins codifiés dans son essence vineuse sur les cycles de la vie, de la mort et de la renaissance. L’homme a compris enfin que l’Evangile selon le Vin signifie la révélation des messages d’espoir et de joie.

D’après des recherches historiques, on sait que l’homme a dompté la nature sauvage de la vigne il y a plus de six mille ans sur les versants sud des chaînes de montagnes se situant entre le Moyen-Orient et l’Asie Centrale. Le vitis sylvestris sauvage s’était transformé en vitis vinifera apprivoisé grâce aux règles de conduite imposées par l’homme. Dès cette époque lointaine, la civilisation sumérienne naissante considéra le vin comme le bien le plus précieux permettant l’établissement de la communication avec les Dieux. Le berceau de la première viticulture a été la vaste région comprenant une partie de l’Asie Centrale, la Mésopotamie et la Perse actuelles. Cette région peut être considérée comme le premier centre de la viticulture dans le monde.

Par la suite, la connaissance des règles de la viticulture s’est répandue à partir de ce premier centre vers le Proche-Orient, l’Egypte et la région méditerranéenne, c’est-à-dire vers les terres qui sont devenues le point de départ du triomphe de la civilisation sur la viticulture. Dionysos, dieu du Vin de la mythologie grecque, tout en proclamant que « l’Asie est sa patrie d’origine » (Eurepide), s’imposa comme une personnalité divine méditerranéenne de la civilisation européenne naissante. Il a répandu son enseignement basé sur le mystère de la vigne et du vin dans toute la région de la méditerranée et dans l’Europe continentale. La civilisation du vin s’est développée donc à partir de deux centres historiques: du centre asiatique où la culture de la vigne est née, et du centre méditerranéen où la culture de la vigne a triomphé. Dès les origines, dans ces deux centres historiques, le vin est considéré comme une boisson sacrée qui permet la réalisation d’une relation privilégiée entre le ciel et la terre, entre les hommes et les dieux.

II. Le mot hongrois « Bor » : un mot d’espoir

L’histoire des Hongrois est liée au centre asiatique de la culture du vin. Les Hongrois – appartenant à la grande civilisation équestre de l’Asie Centrale – ont vécu il y a plus de deux mille ans encore près du centre asiatique de la viticulture. L’étymologie du mot hongrois «Bor», signifiant vin, est l’une des clés essentielles de la recherche de la préhistoire hongroise en Asie Centrale. Les Hongrois peuvent se considérer particulièrement heureux et bénis puisque les deux premiers mots écrits dans leur langue sont le mot « bor  » signifiant vin et le mot «Tengri» (Isten dans sa forme actuelle) signifiant Dieu.

Chose curieuse, ces deux mots ont été enregistrés pour la première fois en caractère chinois par les chroniques chinoises! D’après ces chroniques, les peuples des civilisations équestres apparentées aux Huns, avaient une montagne sacrée importante appelée Bor Tengri, où ils ont présenté des offrandes au Dieu de la Terre qui présidait à la renaissance cyclique de la nature. A cette époque, le mot Bor ne signifiait pas encore le vin; son sens exprimait à la fois une qualité divine permettant la renaissance, et une couleur particulière qui caractérise aussi bien la couleur pâle de l’aube et du crépuscule (c’est-à-dire la couleur annonçant la renaissance du jour et de la nuit) que la couleur blanchâtre de la poussière de la terre montant dans l’air soulevée par les grandes chevauchées des cavaliers galopants. Le mot Bor a exprimé donc à la fois la couleur blanchâtre de la renaissance du ciel (aube et crépuscule), et la couleur des petites particules de la terre (poussière) capables de se soulever et de monter vers le ciel.

Le contenu sémantique du mot Bor a porté donc en lui-même le mystère de la possibilité d’établissement d’une relation fondamentale entre le ciel et la terre. Pour comprendre le sens de cette relation, il faut savoir que les civilisations équestres d’Asie Centrale ont défini les qualités principales divines par trois valeurs essentielles symbolisées par trois couleurs divines différentes. La couleur Bor a caractérisé la qualité transformatrice du pouvoir divin permettant la renaissance de la vie, alors que la couleur Kôk, signifiant bleu ciel, a été associée avec le jour et avec la vie, et que la couleur Kara, signifiant noir, a été associée à la notion de la nuit et de la mort. La couleur blanchâtre Bor constitue donc une valeur de synthèse permettant de résoudre l’équation angoissante de la condition humaine se ballottant entre la vie et la mort.

Comment cette couleur divine Bor a-t-elle pu devenir le mot hongrois signifiant le vin? Tout simplement par une association d’idées entre une qualité divine déterminant la transformation et la renaissance, et une boisson divine signifiant aussi la transformation et la renaissance. Lorsque les ancêtres lointains des Hongrois dégustèrent pour la première fois du vin, ils ont constaté la transformation euphorisante de leur état psychique et affectif qu’ils ont attribué à la présence divine se manifestant dans cette substance liquide miraculeuse. Cette idée fut renforcée par la perception visuelle de la couleur de la mousse blanchâtre qui se forma sur la surface du moût en fermentation. La couleur de cette mousse fut associée à la couleur blanchâtre du ciel ( Bor ) annonçant aussi bien la renaissance du jour et celle de la nuit.

Dorénavant la signification du mot «Bor» a exprimé aussi la notion de la boisson divine résultant de la transformation du jus de raisin pressé en vin, rappelant l’idéal de la renaissance à un niveau d’existence supérieur. A partir de ce moment, le mot Bor signifiant le vin a lié la culture vinicole hongroise au centre asiatique de la viticulture. Ce sont ces traditions ancestrales asiatiques définies par le mot Bor que les Hongrois ont amené avec eux en Europe, il y a plus de mille ans, lorsqu’ils se sont établis dans leur patrie actuelle du Bassin Carpatien. Par la suite, les tourments et les vicissitudes de l’histoire ont balayé la civilisation vinicole asiatique aussi bien en Mésopotamie, en Perse qu’en Asie Centrale.

Il n’en existe que quelques petits îlots insignifiants comme par exemple dans l’Oasis de Turfan du désert de Gobi, en Turkestan oriental. Récemment, j’ai eu la chance de visiter cette région où j’ai pu méditer sur les valeurs transcendantales de la première civilisation vinicole du monde. On y produit encore du vin dans un endroit mystérieux appelé «Bor-luk », à partir de cépages autochtones – Ak Sayva (blanc), Kizil Sayva (rouge), Bigyiki (blanc), Monaki (blanc), Kaskir (blanc et rouge), Kismis (blanc et rouge), Ak Navat (blanc), Gunga (blanc) – , dernières survivances de la grande civilisation viticole asiatique. Le mot Bor garde la mémoire de cette civilisation disparue, rappelant pour les générations futures le message évangélique fondamental du vin, lié au cycle perpétuel de la vie, de la mort et de la renaissance. Le mot hongrois Bor est donc un mot d’espoir, constituant un pont spirituel entre les valeurs des civilisations du passé, celles de notre civilisation actuelle, et celles des civilisations meilleures que nous devons construire et réaliser dans l’avenir.