Comment apparaît le vin sur les tables bourgeoises et nobles ? Peu d’écrits détaillés, mais heureusement, pour le 19ème siècle, les menus des banquets en Belgique, pays d’ouverture et de curiosité bachique. On ne saura pas comment ni combien on boit, mais nous allons découvrir l’ordre de passage des vins, l’affinement des marques, le souci ou non du millésime, l’orthographe qui peut dépendre de la fantaisie du négociant embouteilleur.

1847

Le premier menu trouvé par un collectionneur date du 20 juin 1847. C’est un programme à lui seul. Il m’évoque un remarquable documentaire de Roberto Rossell de 1966, La Prise du Pouvoir par Louis. 

Un vieux Madère pour commencer, ce sera souvent le cas tout au long de ce demi-siècle. Il accompagne un Montrachet trentenaire, ce pourrait être un simple Chassagne-Montrachet ou un Puligny-Montrachet. On ne le saura jamais. Suit le Rauzan, fréquemment servi dans nos festins. L’entité est déjà divisée en Rauzan-Ségla (avec son « z » d’origine » et Rauzan-Gassies. Le vin est du millésime 1825 quit, je cite le Féret de 1868, « se vendent à des prix excessifs, et occasionnent de grandes pertes par leur lenteur au développement. » Suit La Rose 1822, « une bonne année » mais dans quelle commune ce vin est-il né ? Le clou du repas, un Chateau (sans accent) Margaux 1807. Il est étampé, porte ses 40 ans, mais on ne saura rien sur la mise. A présent un Champagne mousseux, donc en mise d’origine, puis un Vollenay, de futurs grands crus bourguignons, un ancien St Peray qui pourrait être mousseux, un Hermitage de 1806. Gloire, enfin, au Sauterne sans « s » de 1802, 45 ans d’âge. C’est comme servir, aujourd’hui, un Sauternes de 1961. Pour ceux qui ont soif, il reste du mousseux. On le voit, il n’y a pas trop d’ordre ou d’ordonnancement dans ce repas.XIV. On y dépose tant et plus à la table royale, mais les convives se satisfont seulement des assiettes déposées devant eux. Dans ce menu imprimé pour les plats, quelques ajoutes ont été apportées par une fine écriture qui ne semble pas être celle de l’invité, oenophile avant que n’existe l’expression.Louis XIV. On y dépose tant et plus à la table royale, mais les convives se satisfont seulement des assiettes déposées devant eux. Dans ce menu imprimé pour les plats, quelques ajoutes ont été apportées par une fine écriture qui ne semble pas être celle de l’invité, oenophile avant que n’existe l’expression.

1849

Le menu offert au Roi, à la Reine et à la famille royale est d’apparence moins clair, mais vineusement assez explicite. On doit l’interpréter. En première ligne, Bordeaux. -Point- Médoc St Julien, -millésime-, tiret Madère. On n’en saura pas plus, n’essayons pas de deviner. La deuxième ligne précise que le Champagne est mousseux. –Point Tiret – Le mot Sillery suit : il s’agit d’une commune champenoise et pourrait être un vin calme. Deuxième ligne : Bordeaux Médoc Bécheville. On reconnaît bien sûr Beychevelle, Larose, qui semble appartenir au Médoc et Château Margaux qui a gagné son accent circonflexe. Beychevelle 1839 « de bonne qualité »  et Larose 1834, « une année des plus célèbres, égale, sinon supérieure, à 1831. »

1853

Deux menus. Le premier est le banquet annuel des avocats qui commence à 16h00. Je n’en ai pas de copie ici. La lecture des vins donne Bordeaux, Champagne, Bourgogne, Champagne mousseux frappé. Je plaide ceci : le Champagne placé entre la Gironde et la Côte d’Or est un vin calme puisque l’autre est mousseux.

Autre menu de cette année-là, offert au Roi. Les amateurs de bonne chère me croiront si je dis qu’on y a mangé chevreuils, ortolans, coqs de bruyère, dindonneaux, bécassines. Du Madère en entrée, comme d’habitude, un ST-Julien, un Champagne mousseux. La boisson commence à être à la mode, du Branne-Mouton sans millésime, du Chambertin sans millésime et du Porto.

1866

Un banquet pour des militaires. Notre Larose à nouveau, dans le Médoc. Trois millésimes de Léoville, sans plus de précision, alors que les trois propriétés sont individualisées. Le négociant a-t-il jugé que Léoville est suffisamment célèbre pour ne pas avoir ajouté qui en est le propriétaire ? Pour ce qui est des prix, selon le Féret, le 1844 « célèbre par les prix excessifs obtenus tout d’abord », « des prix très élevés » pour le 1834 et peu d’enthousiasme pour les rouges de 1827, « corsés et colorés, mais un peu durs. » Cette fois, pas de doute pour les Champagnes : on distingue les rouges donc calmes et les mousseux avec l’apparition de propriétaires aujourd’hui disparus, mais Mumm, Clicquot et Roederer ont entrepris la conquête du marché belge.

1871

Une nouveauté : le repas commence par le Chablis avant le Madère et le Moët et Chandon. Margaux, Romanée et Château Larose, devenu Château, ne sont pas millésimés à la différence d’un Hermitage 1857. Autre surprise, en fin de repas, un Constance, fameux vin sud-africain.

1872

Pour la première fois, le Sauterne à nouveau sans s »s final précède le Madère. Nombreux vins non millésimés dont un Léoville devenu château. En fin de repas le Muscat Lunel : le nom d’un cépage est mentionné pour la première fois.

1876

Vouvray 1824

Madère vieux Helmers

Médoc Quine r (o u Quine n)

Champagne Couve rt

Château Lato ur 1846

Château La Fite 1846 retour de l’Inde

Château d’Yquem, Marquis de Lur Saluces

Bourgogne Grand Musigny, Comte de Vogue

Autre menu de 1872 avec le Madère en tête, avant un Tours Coteau, sans doute on va le voir en 1877, Tours sur Marne en Champagne. En fin de repas, c’est nouveau, du Moscatelle et du Malaga. Troisième menu de cette année : un nouveau Saint-Julien le Château Lagrange 1862, un vin allemand de 1857, Rudesheimer, et en fin de repas, après le Porto 1851, 21ans tout de même, un Pedro Ximénès. C’est aussi dans ce menu que sont servis des Bordeaux d’après 1855. Il faudra plusieurs décennies, n’en déplaise à nos amis bordelais, pour que soit mentionné le classement impérial.

Après un Vouvray 1824 qui est nouveau, le Madère vieux de Helmers. Un propriétaire ou le négociant ? On ne sait. Un Médoc signé Quiner ou Quinen, l’orthographe ne permet pas de trancher. Plus intéressants, Château Latour et Château La Fite (en deux mots) 1846, retour de l’Inde, signé Beyerman qui ne fut pas propriétaire de ces deux Pauillacs. Ah oui, selon Féret, il « manque du moelleux » aux vins de 1846. En revanche le Château d’Yquem est du Marquis de Lur Saluces et le Bourgogne Grand Musigny du Comte de Vogue. Imprécisions et précisions se succèdent.

1877

Enchaînements classiques. On terminera par du Roederer et du Tours 1789 ! Un vin calme de la Champagne presque centenaire. Quelle réputation pour le servir à la fin du repas.

1879

Madere

St Seurin

Sauterne

Champagne

Château Margaux

St George

Hocheimer

Château Léoville

Richebourg

Château Philon Ségur

Porto, Muscat de Frontignan

Madère pour commencer, puis une commune médocaine au nord de St-Estèphe, Sauternes sans son « s » final, Champagne sans marque, Château Margaux sans son accent circonflexe, St George qui nous conduit peut-être dans le St Emilionnais, Hocheimer pour rappeler la présence allemande, Château Léoville sans savoir le quel, Richebourg pour saluer un futur Grand Cru de Vosne-Romanée, Château Philon Ségur, premier St Estèphe à apparaître dans nos menus. On conclut de Porto et de Muscat de Frontignan.

1880

Un grand repas de première communion, arrosé d’éminentes propriétés médocaines, Pontet Canet, Calon Ségur, Pichon-Longueville, St-Exupéry, Issan, Cos d’Estournel, puis Romanée et Chambertin, enfin Château d’Iquem avec un « i » et Porto 1820, seul vin millésimé du menu. Quel contraste avec la sélection bordelaise sans précision de millésime.

1885

Je vous invite au mariage d’Edmond avec Mélanie. Du Tours 1834. Il a plus de 50 ans. Du St Estèphe en carafes. Pourquoi? St Julien 1874, Château La Rose , Haut-Brion 1874, Lafite 1875, Romanée, de Bourgogne pour ceux qui ne le sauraient pas, de 1865, Rudesheimberg 1857 pour prolonger la présence allemande. Nouveauté, le Tockay. On conclut des Champagnes Moët et Chandon, Roederer. Si les grands Bordeaux sont jeunes, Féret de préciser que « les 1874 doivent être classés au nombre des très bonnes années et …payés à des prix plus élevés ». Ah, le 1875 qui a, toujours selon Féret, « beaucoup de moelleux, de velouté, de finesse, de bouquet et de distinction. »

1890

Pour vous mettre en appétit, un repas fabuleux où le vin prend le dessus sur les plats malgré le bar du Rhône, le chevreuil, le caneton, les faisans de Bohême, les bécassines bardées. Un amateur de vin a gâté ses invités. On commence par un Côteau Vouvray 1825, un sexagénaire qui sera le plus vieux du repas, Marsala vieux, Ferrière Margaux 1870, on a oublié de nous millésimer Yquem ? Asmanshauser mousseux, un curieux Château Latour Messac 1846, Rudesheimer 1865, Volnay 1865, Chambertin 1858, Lafitte 1865 avec deux « t », Moët et Chandon, Frontignan vieux, Oporto.

1892

Deux remarques sur le menu de cette année. Un « St Julien vieux 1875 » et un « Haut Brion 1879 étampé ». L’étampe c’est l’indication de la marque, qui apparaît ici, comme une indication de garantie.

1897

Des vins apparaissent pour la première fois : Marsala, Vin de Paille Henri IV, Côte Rôtie, OEil de Perdrix, Samos. Original et novateur à souhait.

1899

Sherry 1885

Chablis 1885

Château Pédesclaux 1878

Château Pontet Canet 1878

Clos du Roy 1889

Richebourg 1874

Veuve Pommery et Greno

Veuve Clicquot Ponsardin

Porto

Sherry ou Chablis dumême millésime. Deux nouveaux et aurait-on le choix entre ces deux 15 ans d’âge ? Deux Pauillacs, de grands Bourgognes, le Clos du Roy est sans doute un Corton. Une nouvelle marque champenoise, Pommery et Greno, en « veuve » comme il se doit avec une autre sur Clicquot Ponsardin. On a des manières auxquelles on ne déroge pas : du Porto pour conclure.

1900

Eau de vie Russe Wotka

Pisporter

Pontet Canet 1865

Volany 1870

Pommery Amé ricain

Léoville 1865

St Georges Nuits 1871

Muscat, Porto

Veuve Cliquot

La Russie est à l’honneur avec son eau de vie Wotka. Qu’est le Pisporter ? On enchaîne de grands vins, Pontet Canet 1868, Volnay 1870, un Champagne au goût américain. Donc Bordeaux, Bourgogne, Champagne et retour à Bordeaux avec le Léoville 1865, puis Bourgogne à nouveau, avec un St Georges Nuits 1871. Muscat et Porto, enfin Vve Cliquot sans « c ». Quel invité aurait osé proclamer qu’il n’aimait pas les mélanges ? Un siècle se termine. Les vins français resteront pris sur les tables belges, les autres sont des vins étrangers. Bordeaux garde sa suprématie, le C mpagne connaît une percée phénoménale qui fait de nos concitoyens les plus grand sommateurs par habitant. Une autre époque se termine, on boira moins, puis mieux. Les menus sont des témoins prodigieux de ces vins parmi lesquels certains garderont à jamais le secret qui entoure les conditions de leur service, de leur origine, de leur qualité. Je vous remercie de votre attention.