C’est bien enfoncer une porte ouverte que dire de chacun de nos voyages d’études et de retrouvailles qu’il a son caractère propre et son image. L’image que nous pouvons en garder est faite aussi de paysages. Des régions comme la Champagne, et encore plus le Bordelais, évoquent de vastes jardins ordonnés comme les grandes propriétés, vignes et terroirs, qui sont les leurs, en de vastes et harmonieux paysages. C’est plutôt l’image d’un jardin, et d’un bouquet, que l’on peut avoir en mémoire – au cœur, comme au nez et au palais d’ailleurs – lorsqu’on évoque la Bourgogne, et aussi le Beaujolais, où nous fûmes l’an passé. Les paysages de coteaux arrondis et leurs vallons y sont plus intimes, forment comme un bouquet rassemblé, surtout en ce beau pays beaujolais où nous fûmes si bien accueillis et guidés par nos amis vignerons, Claude et Evelyne Geoffray en tête. De ce bouquet, je veux isoler d’abord une fleur d’émotion et de souvenir lorsque nous nous sommes tous rassemblés autour de Jean-Pierre Perrin, notre chancelier, recueillis et profondément émus, sous les voûtes de l’église romane de Belleville, qui inspirent paix et harmonie, en participation à cette messe d’hommage, de pensée et de gratitude envers notre fondateur, notre cher André Parcé. Pour tous, mémoire, intense émotion.

Nous étions arrivés la veille à Saint-Jean d’Ardières, au château de Pizay. Un beau hasard que de voir l’Académie rassemblée en ce domaine viticole transformé, depuis le XIIè siècle aux temps modernes, en passant par une chapelle, puis un mini jardin à la française et enfin une belle résidence hôtelière avec ses chais, caves, au milieu de ses vignes. Voir la gendarmerie nous accueillir nous parut flatteur. Mais elle était là pour assurer protection et repos à une équipe internationale, elle aussi, mais de football. Tant pis pour notre vanité académique! Notre première visite fut introduction au bon vin de Chenal dont le voisin de colline, le Moulin-à-Vent, faillit gommer l’appellation. Nous étions au Château Bonnet, chez les Perrachon. Pierre-Yves Perrachon nous fit belle description et illustration de l’histoire – c’est un peu celle de sa famille – de ce cru Chenas, de son terroir, le plus petit du Beaujolais mais bien un de ses grands fleurons.

Monsieur Lapierre, président du cru Chenas, était là aussi, pour nous faire accueil et présentation, sous le symbole de l’union, de deux voisins qui ne peuvent plus imaginer avoir failli être séparés d’appellation! De vieilles vignes au départ, un grand respect des pratiques culturales et vinifications traditionnelles, loin de toute récolte mécanique, avec le maintien des cuvages, et aussi la pratique du «grillage», en l’espèce une claie de bois sur la cuve de vendange pour immerger complètement le chapeau de raisins dans le jus, sans trituration. Et leurs vins firent belle et bonne illustration, en nos verres, de leur exigeante tradition : les deux vins des Perrachon, le 94 de Lapierre, les 93 et 91 de château Bonnet, celui-ci plus soutenu, nous firent sentir, dès le début de notre voyage, l’intéressante et délicieuse ambiguïté de la limite Bourgogne-Beaujolais: faire les Beaujolais «jeunes», et même «nouveaux», ou bien souligner les vins de crus. Ce fut ainsi passionnant et explicite dès l’abord – nous y reviendrons certes -, mais n’oublions pas que les Beaujolais, les crus de Beaujolais – Régnié mis à part – pourtant issus du Gamay noir à jus blanc, peuvent être commercialisés aussi sous appellation contrôlée Bourgogne, réservée, plus en haut, au seul cépage pinot noir! Les vignerons beaujolais ont d’évidence raison de préserver leur identité : elle est méritée et n’est pas mineure.

Et puis, cépage et terroir donnent déjà la base de ces identités et vérités : le Gamay est délicieux en Beaujolais, et cinquante kilomètres plus au nord, en Bourgogne, il est bien banal. Et c’est encore une des curiosités du Beaujolais qui est dit « lyonnais» car il est situé, sauf un seul canton, dans le département du Rhône, que d’appartenir légalement à la Bourgogne viticole! Tout est proche et rassemblé, dans le Beaujolais, même et surtout s’il y en a onze – Beaujolais-villages et crus du Beaujolais – et douze si l’on y marque à part entière le Beaujolais Nouveau. Alors, d’un cœur vaillant, nous sautions chez Monsieur Paul Spay, au cœur de Saint-Amour, où il est vigneron et dont il est maire. On doit être bien heureux à Saint-Amour, non seulement à cause d’un si beau nom de village et d’appellation, mais en jouissant depuis la terrasse d’une aussi harmonieuse vue sur les vignobles.

L’aimable poésie des discours d’accueil et de présentation des vins nous fit aborder le Beaujolais blanc. Quelques amis vont m’en vouloir si je dis garder toujours quelque distance et pas trop d’enthousiasme à l’égard de ce vin de Chardonnay que je persiste à tenir pour le produit d’une relative mode, en vogue depuis seulement, tout de même, une quinzaine d’années. Aurais-je donc des exigences d’intégrisme s’il s’agit à mes yeux d’une région vouée au vin rouge, à partir de la meilleure expression, ici du cépage Gamay? On nous fit déguster, plus vrais, à mes yeux, des Saint-Amour 97, des Juliénas également 97. Les discussions allaient déjà bon train – en toutes directions – et lorsque Jean-Pierre Perrin remercia Monsieur le Maire pour son accueil, il n’hésita pas ensuite à souligner encore, et toujours plus, le sens et le rôle de notre Académie, avec les vignerons et auprès d’eux chercher avant tout la vérité en profondeur, inciter à la culture dès le sol, l’implantation de la vigne qu’on y met, avec aération des sols où les fumures doivent rester naturelles.

J’aimais entendre que trop souvent la culture introduit de la brutalité dans les vignes, et surtout que c’est le vin qui pourra et devra donner témoignage des soins apportés à de si belles règes de vigne. Exigence et vérité, partout et toujours. Dans l’autocar de notre parcours, nous avions déjà pu apprécier la pertinence de Gilles Garrier, professeur maître de conférence à l’Université de Lyon. Il sut nous raconter et nous faire vivre l’histoire du Beaujolais avec ses composantes essentielles, ses avatars, ses évolutions, à partir de ses traditions socio-viti-économiques, en passant par la pratique du métayage du XVIè siècle jusqu’aux perspectives de nos jours. Il sut aussi nous donner bonne introduction à la visite du  » Hameau du Vin « , chez Georges Duboeuf, où nous arrivions. Bien sûr, ce fut dès le départ une conception et une belle réalisation de communication de Georges Duboeuf. Mégalomane, l’ami Duboeuf, qui annexa une gare? Habile commerçant? Très bon metteur en scène? Et aussi de sa réussite? Mais oui, tout cela, et tant mieux. Car il a mis en cette réussite beaucoup de passion.

Lorsque les trains ne s’arrêtèrent plus à Romanèche-Thorins, il en racheta la gare. Il regroupa autour de ce pôle d’intérêt ses bureaux, ses entrepôts, ses collections. Il y organisa un accueil et, avec ce thème des trains qui pourtant ne venaient plus, il lança un fort mouvement pour faire repartir et rayonner le Beaujolais. Ainsi la salle des pas perdus de la gare s’ouvre sur un étonnant musée de la Vigne et du Vin, et d’abord sur une évocation de l’histoire du transport des vins, de l’antiquité jusqu’à l’apparition du chemin de fer. Puis c’est ce musée, qui rassemble ce que Georges Duboeuf, en un grand morceau de sa vie passionnée, a su «chiner» dans les greniers, dans les salles de vente, partout dans le monde, et il est riche et passionnant. Tout ce que nous avait expliqué le professeur Garrier s’illustrait ici, autour des expressions les plus évidentes mais aussi à travers tant d’objets de la vigne et du vin et même de précieuses œuvres d’art qu’il nous commentait maintenant. Jusqu’à un « espace de cire », le bistrot beaujolais si bien reconstitué où je reconnaissais les acteurs et fondateurs de l’activité «beaujolaise» en autant de silhouettes amicales.

Voilà bien un «espace de communication», comme on jargonne maintenant, intelligemment et bellement construit. Georges Duboeuf en a fait un outil exemplaire aussi pour le Beaujolais. Et, après une allègre et triomphale entrée, sous les flonflons de l’orgue de Gavioli dans la salle de dégustation où il nous offrit un sympathique repas avec sa sélection de vins de Fleurie de 95-96, allant dans cet ordre vers le plus jeune, 97 sur la soupe de fruits rouges, notre bonheur de vivre confirma cette belle réussite. Une expérience bien différente et fort passionnante nous fut donnée ensuite avec notre visite chez Dominique Piron. Ce vigneron, s’enorgueillissant en son domaine de la Chanaise de sa longue lignée familiale de vignerons, est une sorte de défi, déjà par lui-même, qui a su en relever bon nombre. Propriétaire vigneron à Morgon, il est un vigneron qui achète du raisin et tout en étant « non négociant » affirmé.

Ayant constaté, en l’absence de coopérative, que la vigne était devenue aussi rare que chère, il a eu l’idée et la conviction de regrouper des vignerons petits propriétaires et de leur proposer une originale «prestation de services» dans la gestion viticole et dans la vinification. Il ne joue que sur la connaissance de ce terroir et sur l’exigence de ses pratiques. Qu’il impose ainsi : désherbage et labour, refaisant les sélections massales, travaillant en cuverie par gravité sans foulage ni égrappage, cherchant toujours et partout la vérité et la qualité de chaque parcelle ; grâce à sa connaissance du terroir, il vinifie ainsi 35 hectares en tout sur dix climats de Morgon. L’Académie put se réjouir de tant d’efforts, certes, d’intelligence et d’énergie investis dans ce rassemblement étonnant. La dégustation de ces vins : je garde en note son Domaine de la Chanaise 97, de vieilles vignes, solide et déjà rondement complet, ou le « Côte de Py » 96, aussi réussi, parmi tous les autres.

André Parcé auquel nous avions rendu hommage aurait lui aussi aimé et encouragé ce bon vigneron, innovant, et son expérience réussie. Nous allions rejoindre un autre point d’ancrage du Beaujolais, autre haut lieu d’illustration de la région : dans la salle de dégustation de la Maison du Beaujolais, les vignerons nous présentaient l’ensemble passionnant des dix Crus en millésime 97. Ni concours, ni comparaison, ni émulation, impossible d’en désigner l’un plutôt que l’autre. Seules nos notes, personnelles et subjectives, pourraient dire quels furent les préférés sinon les meilleurs, nous ne le pouvons pas, je ne le peux et ne le veux pas, tellement cette gamme complète nous donnait à jouer une belle partition avec ce 1997. Bel outil de promotion donc, que les vignerons ont su réaliser avec cette accueillante et chaleureuse Maison du Beaujolais. Son directeur, Monsieur Jean-Luc Dutraive, nous en faisait l’honneur et présentation.

Il en évoquait l’histoire où je retrouvais – majeur – le rôle créateur de Claude Geoffray, grand-oncle de notre confrère et ami Claude Geoffray. Etonnez-vous que celui-ci ait si bien su assumer, avec ses amis, comme l’auraient fait naguère son oncle et sa chère tante Yvonne, la richesse et la réussite de notre symposium de printemps, dans la redécouverte de son terroir. Maurice Large, dans la même lignée, présentait de son côté le Beaujolais et notre dégustation se prolongeait. Mais nos yeux et nos papilles étaient irrésistiblement attirés par la grande cheminée où tournait et rôtissait, au fond de la salle, une énorme cuisse de bœuf. Repas simple et combien exactement savoureux, ce repas vigneron offert par l’Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais! Nous questionnerons et discuterons encore longtemps pour savoir ce qu’est exactement le « gène » du « saucisson au gène et sa pomme vapeur». Mais déjà le maître rôtisseur et trancheur taillait allègrement dans la cuisse de bœuf, odorante et dorée, sortie de sa rôtissoire admirablement rôtie. On nous la servit avec un gratin de courgette et une accessoire tomate provençale, avant un plus traditionnel fromage blanc.

Les vins s’étaient succédés aussi savoureusement. Le Régnié 96, mis en bouteille pour la Maison du Beaujolais à Saint-Jean d’Ardières, le Chenas 95 du Château Bonnet que l’on retrouvait ici dans ce millésime avec sa couleur très soutenue, à cuvaison prolongée, très bien en situation sur le « fumé» de la viande : beaux moments que William von Niederhäusern célébra en fin de repas, en remerciant chaleureusement nos hôtes, avant de nous donner sa bénédiction pour un bon sommeil. Le lendemain, bien reposés, nous devions aborder les travaux de l’assemblée générale de ce symposium de printemps, dans les salons du château de Pizay même, avec les communications extérieures et intérieures et les discussions usuelles. Monsieur Olivier Ravier, président de l’union viticole, nous fit présentation du, et des Beaujolais, des organisations syndicales, avec lesquelles, d’ailleurs, nous avons eu bonne connaissance.

Et bien que l’on dise toujours facilement que Lyon est arrosé toujours par trois fleuves, la Saône, le Rhône et le Beaujolais, il affirma comme acte de foi, qu’avec ce seul cépage, le Gamay noir à jus blanc : « Nous sommes les sudistes de la Bourgogne et nous y tenons : nous faisons partie de la Bourgogne». Bon, pourquoi pas? Ne créons pas de querelles d’annexion mais tout de même, c’est à nuancer. Ensuite, Monsieur Jean-Luc Berger, directeur de la Sicarex Beaujolais, nous fit exposé sur la vinification beaujolaise, avec la grappe entière comme méthode ancestrale spécifique. Il n’eut pas de mal à nous convaincre que l’évolution de la vinification, au XIXè siècle, est confirmée dans son bien-fondé de base par les études récentes, qu’il nous détailla, par quelques paramètres analytiques au cours de la maturation du Gamay autant que par les connaissances toujours plus poussées des transformations de la baie entière en métabolisme anaérobie.

Monsieur Berger n’avait pas eu à plaider une cause bien gagnée en son évidence. Il n’en était que plus étonnant de voir ensuite participer à nos travaux une avocate! Maître Chantal Pegaz ne devait nous parler, en bonne spécialiste qu’elle en est, que de l’évolution du droit de la vigne et du vin. Elle nous mena bien au-delà, et ce fut aussi riche que dense, au delà et entour de l’histoire, par bien des questionnements à voir venir encore, comme si l’on pouvait tirer un seul fil strictement juridique de cette pelote sans imaginer jusqu’où on pourrait aller et arriver. Elle nous parla de la pénurie du vin, eh oui, au XIXè siècle. Et donc de l’apparition de «vins artificiels» en concurrence, et par là du besoin d’une définition légale : « Le vin est le résultat de la fermentation du raisin frais», que vint conforter et approfondir, en 1935, l’appellation d’origine contrôlée. Puis elle nous fit suivre l’évolution de la législation entre le vin et le consommateur qui tout à coup prend une place plus importante, avec une même évolution anglo-saxonne, avec un code de la consommation, et puis avec ce consumérisme qui s’installe partout et amène à une optique légale face à lui, afin de protéger ce consommateur.

Qui aurait aussi imaginé que devrait s’y ajouter un droit de l’environnement, et que, face à toutes les évolutions possibles, s’ajouterait encore la notion d’éventuels produits dangereux avec des cas d’obligation de responsabilité décennale, impliquant clone en plus des marquages de lots! Tout cela s’ajoutant aux divers protectionnismes et prétextes réciproques! Puis, là-dessus, viennent les règles techniques, phytosanitaires, et les lois sur l’eau et sur l’environnement! On en arrive aux déchets, et à la pollution, d’où la conception d’une éco-taxe. Et puis la loi Evin, «l’infâme loi Evin», dit-on! N’en jetez plus! Et en se référant au Docteur David, entendu la veille sur le «vin-santé-plaisir» et en opposition à cette notion parfois en Europe du Nord de la «mort du lundi», on revient à l’idée rassurante de la santé du vin, et par le vin. On verrait bien encore une évolution, législative aussi et toujours, pour le XXIè siècle! Jean-Pierre Perrin félicita, comme nous tous aussi enthousiastes. Il compléta en évoquant les dérives des instituts d’appellation d’origine, en montrant que les évolutions doivent aussi être guidées par nous tous, dans le droit fil et le sens de tous nos travaux d’AIV depuis vingt cinq ans.

Et pour ma part, je pensai, in petto, que notre Académie doit avoir aussi une assiette solide et toujours élargie sur le plan juridique si le besoin vient à s’en faire sentir, pour agir voire même ester en justice, et qu’une telle avocate, vigneronne de surcroît, serait une belle double spécialiste en notre compagnie. Il me fut facile, hors conclave, de convaincre quelques-uns des nôtres de m’accompagner dans cette idée, de sorte que, maintenant, nous la saluons avec joie parmi nous. Notre assemblée étant dûment close après que les rendez-vous eurent été donnés pour les temps à venir, nous en avions un, plus immédiat, château de la Chaize. Pendant notre parcours, notre cher Professeur Garrier continua de nous guider et de nous éclairer, revenant ainsi à l’histoire, en évoquant quelques personnages historiques du Beaujolais : à Saint-Lager, Emile Duport et son rôle dans la lutte contre la catastrophe du phylloxéra, avec le syndicat et une pré-mutualité de solidarité dont, bien auparavant, l’avocat vigneron Brac de La Perrière fut l’acteur principal, dans cette association capital travail que fut le « vigneronnage », cette forme de métayage beaujolais, si bien aménagé.

Et puis aussi, Victor Vermorel et ses pulvérisations de bouillie bordelaise pour terrasser le mildiou. Tout en nous instruisant, nous parcourions ces paysages harmonieux et montueux, traversions vignes et bosquets pour tout à coup tomber sous le charme, face au château de la Chaize. Au-dessus de cette belle perspective dessinée par Le Nôtre – c’est le Versailles du Beaujolais, dit-on – ce vaste château fut construit sur les plans de Mansart pour le cadet du Révèrent Père de la Chaize, confesseur du Roi Louis XIV. Un domaine splendide sur lequel règne le sourire qui nous y attendait autant que la compétente efficacité de la marquise de Roussy de Sales, son heureuse propriétaire, issue des successions triséculaires de générations qui possèdent ce domaine depuis sa création. Faute de temps, nous ne pouvions visiter la magnifique demeure et si je regrette de n’avoir pu y admirer les fresques de l’école de Tiepolo, ni le précieux Canaletto, parmi d’autres trésors, l’Académie était là ad vinum et malgré l’accueil si chaleureusement ouvert de la marquise, le temps nous était compté. Par bonheur, la beauté et l’histoire n’étaient pas absentes de notre visite puisque le château et son site, ainsi que le cuvage, avec son immense charpente du XVIIIè siècle et sa cave voûtée en dessous, la plus longue et la plus belle du Beaujolais, tout cet ensemble de la Chaize est fort justement classé monument historique.

Et la vigne et le vin allaient nous y parler maintenant : depuis trente ans, la marquise s’est consacrée autant à l’importante et lourde restauration du château et de ses trésors qu’à l’adaptation de la propriété viticole aux exigences actuelles pour un domaine de 97 hectares de vignes entourées de forêts, qui est le plus important – en un seul tenant – du Beaujolais, et enfin à la confirmation d’un grand vin de Brouilly. Tant de soins et d’exigence basés sur une part importante de vieilles vignes et sur une organisation intérieure de « collaborateurs vignerons » attachés à la propriété, expliquent une abondante consécration de vins magnifiques. Dans l’admirable cave de 110 mètres de longueur, la marquise nous présenta cette équipe. Madame Martray, régisseur, l’œnologue Monsieur Sicre, et Gérard Maton qui supervise tout, qui eux-mêmes nous présentèrent les vins à déguster : ce Brouilly château de la Chaize de 1996, avec et après le 97 sont exemples de millésimes particulièrement réussis et soignés, dont l’œil autant que le nez et le palais se réjouirent en nous tous. Il était bien facile à notre grand chancelier de remercier en notre nom, de célébrer tant de finesse et de caractère et d’exprimer notre admiration aussi, sur le thème bien justifié de «Je maintiendrai», sur lequel nous primes, avec regret, congé de la marquise et de son domaine.

Nous allions donc quitter les grands domaines pour revenir à ce que je comparais tout à l’heure aux jardins et aux bouquets du Beaujolais, et, pour revenir d’une sorte de Versailles, à l’intime et familier château Thivin. Le vieil ami Henri Clos Jouve le baptisait pourtant «l’Acropole du Beaujolais», tant le Clos de Brouilly du XIIè siècle, devenu plus tard château Thivin avant de passer sous la dynastie des Geoffray, en est bien le très haut lieu. Je viens de citer Clos Jouve, mais c’est encore toute une farandole de souvenirs et de noms qui viennent danser là autour. Avec aussi l’Académie Rabelais qui eut son siège sous la double tutelle de Comus et de Bacchus, à Thivin même, chez Claude et Yvonne Geoffray où sont «ensouchés» maintenant les petits neveux Claude et Evelyne. Je reprends encore le mot presque trop célèbre de Léon Daudet : Lyon arrosé par trois fleuves, le Rhône, la Saône … et le Beaujolais, pour dire qu’à mon sens, c’est trop vite et mal dit.

Pour moi, le Beaujolais, qui est d’ailleurs allé bien au-delà de Lyon, urbi et orbi maintenant, reste une sorte de jardin secret, qui se recentre à Thivin. Certes, de Lyon, le Beaujolais et ses vignerons ont conquis Paris : des journalistes y furent pour beaucoup, des dessinateurs aussi, les Henri Monnier, Marcel Grancher, Mathieu Varille, Curnonsky, tant d’autres, à partir de l’hebdomadaire «le Canard Enchaîné», d’où il déborda joyeusement sur tous les comptoirs parisiens. On retrouve cette épopée conquérante dans les vieux numéros de «la Gastronomie», de «la France à table», où j’ai aussi collaboré, de tant d’autres journaux qui célébrèrent d’abord le «Beaujolais Nouveau » et son rituel d’arrivée datée,  devenu universel. C’est qu’ils avaient relativement bien de la chance les vignerons du Beaujolais : ce vin qu’ils n’avaient point besoin de garder et de thésauriser en leurs caves – sitôt fait, sitôt vendu, ou presque -, avec le si fameux et rayonnant Beaujolais Nouveau!

Mais les Geoffray y eurent une part plus profonde : à tant de féconde faconde, grâce à eux, s’est ajoutée une exigence, celle des crus et d’abord du leur, Côte de Brouilly. Et quatre générations de Geoffray, quatre générations de Claude – il faudra bien finir par les numéroter comme en une dynastie historique, ont abouti à notre cher confrère qui y proclame en plus une implacable maîtrise des rendements. Claude le dit fort bien : « c’est un effort constant». La maîtrise de la qualité passe par la maîtrise des rendements. Le gamay étant un cépage très fertile, il a la chance et le mérite de maintenir à Thivin un âge moyen de vigne d’une quarantaine d’années, avec un renouvellement très progressif, tout cela passant aussi par un choix de porte-greffes adaptés à chacun des types de sol, choisis aussi pour leur peu de productivité. Il n’y a pas de secret : l’exigence du meilleur. Grâces soient rendues à tous les Claude! Voilà ce que je venais retrouver avec vous tous.

Avec Madeleine Decure, j’étais venu à Thivin deux fois, il y a longtemps, et sous une pluie battante. Cette fois, le soleil était là, dans l’enchantement de l’arrivée dans les vignes, à flanc de coteau, sur le chemin, entre les règes, avec l’accueil si gai, en guitare et chanson, du gardien de la colline, Robert Grange, auteur, compositeur et interprète, et avec le verre aussitôt mis entre nos mains par Evelyne et Claude, de cet anonyme « vin rouge », vin plus que nouveau puisque sorti de la cuve sans «mise en bouteille», autre chanson dans nos verres comme en nos cœurs. Après, nous arrivions au tout petit château à taille humaine et familiale, avec ses toits pentus, ses tuiles vernissées. Et les souvenirs revenaient encore, et dans le cuvier où nos tables étaient dressées, avec le menu posé devant nos couverts. «Déjeuner sur les pas de Colette», indiquait-il. C’est que notre grand écrivain fut ici, célébra et découvrit les repas des vendangeurs, dans le «Fanal bleu» en particulier : recettes bien plutôt de Tante Yvonne, Yvonne Geoffray bien sûr, dans les années cinquante.

Et la réalité dépassant la fiction, le chef qui les interpréta avec tant d’excellence et de brio s’appelait Jean Brouilly – vrai ! -, nom prédestiné, même s’il officie à Tarare, un peu plus au sud. C’est du sud que venaient aussi ces petites touches de la salade aux fleurs avec le pigeonneau, farci au foie de canard frais, et l’huile d’olive de Maussane dans laquelle avait mariné la noix d’agneau et les légumes confits. Les vins nous avaient là encore accompagnés : depuis le Brouilly 96 du château de la Chaize en ouverture, avec ensuite le Côte de Brouilly château Thivin 96, plus soutenu, puis le très beau château Thivin 93, mûri plus que vieilli, pour terminer sur le Thivin 97, à la fin du repas, le dernier né chargé de porter la suite et le lignage, comme une savoureuse corbeille de fruits, car le dessert, après le Cabrion frais et le Saint Marcellin, servis avec les pains de châtaignes et les pains aux noix, nous venions de l’avoir avec les garriguettes, ces petites fraises juste mûres au vin de presse, parfumées aux épices et une glace au thym. Quels délices, que Jacques Puisais commenta en jouant de ses variations brillantes sur le lacté, le fermenté, le combat entre le sec et l’humide : tous les ravissements s’ajoutaient en abondance. Il me fut donné d’évoquer tout cela, et l’émotion m’en fut grande, comme elle l’est maintenant, pour remercier et célébrer les générations précédentes et Evelyne et Claude, nos amis.

On doit s’arracher à tout, comme à tous ceux qui dorment en nos cœurs. Du château Thivin, un passage à l’hôtel, et dans les chais du château de Pizay, une dégustation à nouveau, des dix crus, cette fois dans leur millésime 95, si mon souvenir ne me trompe pas, et il nous fallait nous hâter vers la Grange Charton, domaine de l’hôpital et des Hospices de Beaujeu où nous retrouvions l’histoire du métayage de cette région. La première donation constitutive du domaine date de 1240, qui regroupa peu à peu 80 hectares de vignobles, sur lesquels s’affairent douze vignerons. En 1797 eut lieu la première vente aux enchères des vins du domaine : c’est donc la plus ancienne vente aux enchères au monde, avant même la célébration de Beaune. Actuellement, chaque année, environ 600 pièces sont vendues à la bougie, à mi-décembre.

Dans la cour carrée aux escaliers de pierre alternés, nous visitâmes les installations qui permettent de garder l’individualisation des récoltes, bel exemple d’un patrimoine vivant alliant tradition et solidarité, et dans la vaste cave, parmi les appellations dont trois crus, Régné, Brouilly et Morgon, je retiens l’hospice de Beaujeu A.O.C. Régnié 97, d’un beau rubis et aux beaux fruits rouges, cuvée Demoiselle Gournet, du nom de la donatrice. Il faudra revenir pour visiter, une autre fois, la belle apothicairerie du XVIIIè siècle, à l’hôpital lui-même. Le soir, nous aurions initialement dû nous rassembler pour dîner à Mionnay chez Alain Chapet. Avec d’autres souvenirs encore, dont celui, bouleversant pour moi, d’Alain Chapet lui-même. Las! Nous nous étions révélés trop nombreux. Suzanne Chapel et son équipe étaient désolés de ne pouvoir nous recevoir tous ensemble. Peut-être avions-nous eu notre compte d’émotions en cette dense journée.

Alors, nous fumes à Lyon Ecully, à l’Ecole des arts culinaires et de l’Hôtellerie de Lyon, dans ce bâtiment néo-gothique de la bourgeoisie cossue lyonnaise du XIXè siècle, où cette école fut créée en 1990. Elle accomplit certes un bon travail de formation qui alterne, pour ses élèves internationaux, cours et stages d’entreprises. Nonobstant le talent sans doute de leurs chefs mentors, Alain Le Gossec et Alain Berne et de leurs équipes, nous eûmes, malgré les soins de Julia Csergo, historienne des cuisines régionales, l’exemple d’un repas un peu trop «repas d’école hôtelière et meilleurs ouvriers de France» : exemple à ne pas suivre après les repas simples ou inspirés qui nous avaient été donnés auparavant. Claude Geoffray, lui, avait voulu introduire un petit clin d’œil avec les vins choisis.

Le bon Chiroubles 97 d’Alain Passot (domaine de la Grosse Pierre) venait parfaitement en ouverture, avant et avec le hors d’œuvre estival qu’était la matelote d’anguille et brocheton, en gelée de Chiroubles, justement. Mais avant le Saint-Amour 97 du domaine Duc qui terminait le repas et le domaine de la Chanaize de Dominique Piron que nous retrouvions là, bien charnu dans son année 96, Claude avait placé une recherche inattendue : la «lyre de Gamay», entre parenthèses (Juliénas) 1996, de Vincent et Jacques Audras (domaine de la Haute Combe). «Lyre» : allusion certes à la conduite de taille de sa vigne, mais cela n’a rien de lyrique, car c’est un vin certes de Gamay – nous sommes en Beaujolais et même à Juliénas – mais qui n’ose pas dire son nom, et ne le peut, puisqu’il est déclassé. Il a comme particularité celle de venir de vignes à plantation très espacée, conduites donc non pas en gobelet mais en lyre avec une hauteur hors sol d’1m80.

Un tel choix de mode de culture permet certes, avec un bon enherbement, une saine limitation de tous les traitements ainsi qu’un travail qui peut s’y faire commodément debout, donc aussi une facilité. Alors, clin d’œil pour clin d’œil, je dis pour ma part d’abord qu’il faut être bien un peu masochiste pour se priver de son nom, pour aliéner son identité d’appellation, ensuite que cette facilité va dans le mauvais sens, à mon avis, de ce laxisme qui tend à l’uniformisation de vins d’appellation de cépage plus que d’appellation d’origine, ce qui est aussi une mode dangereuse allant, à long terme, à l’opposé de ce que recherchent et font les vignerons de crus avec leur exigence. Petite ou vaste querelle? A suivre, comme dans les mauvais feuilletons. On verra ce que cela durera. Même si le vin qui n’ose pas dire son nom n’était pas déplaisant en nos verres.

Rappelons que l’exigence ne peut s’accommoder de telles facilités. Lassitude, sans doute : il fut bon de rentrer et de nous reposer. Nous devions affronter le lendemain samedi 6 une dernière matinée qui fut bien une dense et grande journée à elle seule. Sans tambour ni trompette, nous nous étions introduits à Morgon chez Marcel Lapierre, dans la grande cour de la belle et sobre maison vigneronne, avec la sorte de vaste grange où nous attendait un goutillon beaujolais, tout simple mais de quelle saveur après la fête et la mort du cochon! Et sur ces délicieuses cochonnailles, un vin, le Morgon 96 de Marcel Lapierre. On entre sans doute chez Lapierre, quand on l’a connu ainsi que ses vins, – on doit entrer dans sa famille, comme on entre en religion – et ce serait une sorte d’abbaye de Thélème, avec autant de modestes que de grandes et vraies vertus.

Ce Morgon est pur et parfait. Lapierre se fait tout modeste. Mais il se tient à ses principes, qui sont fermes : bouillie bordelaise et la vérité comme la beauté que doit incarner le vin, méritent que celui-ci ne soit point filtré, reste dans sa nature, avec vinification ou macération semi-carbonique beaujolaise traditionnelle de l0 à 20 jours sans levurage ni S02, ni acidification, avec élevage en pièces sans S02, 10 mois environ sur lies fines. Le résultat est là. Tant de vertu donne ce merveilleux 96 si bien «nature» et dont la nature a été préservée et révélée grâce à une attention exacte des températures où la fraîcheur devait être respectée sans interruption. Ah! Le brave jeune homme! Ah! Le bon vigneron! Et plaisir sur plaisir, confirmation sur confirmation, gâterie supplémentaire sans doute parce que nous avions marqué à bon escient notre attention et notre plaisir, Marcel Lapierre nous gratifia de son Morgon 1988. Splendide! La beauté de son vieillissement s’épanouissait encore plus en ces magnums qu’il avait fait quérir pour nous et, toujours en beauté et en nature vraie, un goût délicieux de cerise se révélait mieux que fruit sur le gâteau ! Joie et joie, quel beau travail !

«Parce que ça me plaît », disait-il, trop modeste et son plaisir était le nôtre. Quel vigneron! Quels beaux vins! Bravo, merci : un grand nom à garder aussi. C’est ce que put exalter, en exultant, notre chancelier, tout joyeux lui aussi. Il remercia, nous dûmes partir. Nous serions bien restés pour échanger et savourer ici, plus avant encore, l’existence et l’essence des choses et de la vie, la qualité d’être comme à château Thivin, bien autrefois, et la veille encore. Mais le temps fugace construit notre mémoire. Et nous allions, comme en boucle, élargir et approfondir notre expérience beaujolaise, avec notre visite, pour terminer, à Romanèche Thorins, au château des Jacques, où notre confrère et ami André Gagey nous offrit, en bouquet final – et aussi en adieu – le dîner de clôture de notre voyage. Tant de grands bourgognes s’expriment déjà depuis bientôt cent quarante ans sous le nom de Louis Jadot : la Maison «Jadot, duc de Magenta et Gagey» a pris pied en Beaujolais et, après la famille Thorin, a repris le château des Jacques, prestigieux domaine de surtout cinq Clos de Moulin-à-Vent.

Notre confrère, assisté d’un régisseur du domaine, Monsieur de Boissieu, nous fit d’abord visiter l’impressionnante cuverie avant de nous conduire dans la très belle cave voûtée du XVIè siècle, où nous attendait une dégustation de bon accueil, avec le clos du Grand Carquelin 97, un Moulin-à-Vent où le bois est marqué avec des arômes de pain d’épices, assez surprenant dans la lignée des précédents Beaujolais. Il nous fallait rejoindre, aux côtés de la forte personnalité d’André Gagey, la douce présence de son épouse, pour ce déjeuner qu’ils nous offraient dans les salons du château. A table, cette personnalité, dans sa conversation et avec ses vins, il l’affirmait et la soulignait par l’emprise délibérée de la Bourgogne. La logistique Jadot est apportée au domaine et cette emprise en sera désormais plus accentuée. Il dit vrai en assurant qu’il fait le plus Bourgogne des Beaujolais. Sans macération beaujolaise, avec des fûts neufs, des cuvaisons exceptionnellement plus longues.

Sur ce beau repas, cela se sentait bien avec l’aussi belle succession des vins. Après le frais et séveux Beaujolais blanc, château des Jacques grand Clos de Loyse 96, avec ces Moulin-à-Vent château des Jacques toujours 96 et clos du grand Carquelin 96, remarquables déjà que nous allions retrouver en magnums 85, avec le Moulin-à-Vent 89 de Loran, tous ces vins magnifiques et de belle démonstration d’ambiguïté, peut-être, mais sans duplicité : Beaujolais Bourgogne, Bourgogne Beaujolais! André Gagey rayonnait du plaisir qu’il nous avait offert et fait partager. Jean-Pierre Perrin, comme nous tous, ne pouvait imaginer que c’était un adieu. Le remerciement vient encore plus ici du fond du cœur, de l’amitié et de notre confraternité académique, et déjà, du souvenir et de l’émotion. Jean-Pierre Perrin, en bon chancelier, avait donc salué et remercié, louangé aussi, tous nos amis du Beaujolais et en particulier Claude et Evelyne Geoffray, qui ont su organiser si bien ce symposium et nous mener dans leur beau jardin et bouquet de vignes. Remercié aussi tous ceux qu’ils ont su réunir et mobiliser pour une réussite aussi passionnante, loin de toute facilité, avec leur sens de l’exigence, pour faire de ce voyage d’étude un souvenir de très beau millésime pour nos archives académiques.

Tout cela est unifié certes par le Gamay mais reste fort divers par tant de riches personnalités et vins rencontrés. Il souligna fort justement dans ses conclusions que certes le Gamay, chassé de Bourgogne, s’était réfugié et bien épanoui en Beaujolais où l’Académie était venue aussi à la rencontre des vins et, encore mieux, à l’exigence des crus. Pour ma part, j’ajouterai cet autre clin d’œil que si le Beaujolais est communément réputé pour être bu et apprécié dans sa jeunesse florale, comme un bouquet, ainsi que je l’ai souligné d’entrée, il faut se rappeler toujours que le Beaujolais Nouveau ne représente qu’un bon tiers de la production des Beaujolais. Ainsi, la relation si tardive que j’ai essayé de vous donner de notre beau voyage tend à confirmer qu’ils peuvent aussi être des crus relativement de longue garde. Et pour ma part, trop de garde, certes, mais pas plus de rétention bien involontaire : pardonnez-m’en, je vous prie.