Il y a des directions et des sillons qui sont comme tracés d’une épée flamboyante. Vers le Roussillon, ce beau printemps de 1994 a prolongé, un an après, notre précédente descente vers le soleil, au long des vignes du Rhône. Et cette fois nous devons remercier fortement notre cher Chancelier André Parcé, Jean-José Abo et notre nouveau confrère Ismaël Manaut-Cuni ainsi que tous les responsables et les bonnes volontés, privés ou officiels, qu’ils ont su réunir autour d’eux pour le parfait succès de notre symposium de printemps d’heureux millésime 1994.

Cette fois-ci en effet nous sommes venus faire acte d’obédience, encore plus près, à nos sources méditerranéennes, en Catalogne. Je dois même dire « les » Catalognes, française et espagnole, que séparent et réunissent, moins qu’une frontière et que l’histoire : une montagne. Acte d’obédience affectueuse aussi envers notre cher Chancelier et son pays banyulenc. Et d’entrée je vous assure avoir voulu savoir si je ferais passer tout ce que j’ai ressenti, à travers ce compte rendu de notre voyage : eut-il mieux valu ne pas avoir si intimement connu André Parcé et sa souche catalane pour en mieux faire louange objective et sans m’y freiner ? Je serai décidément toujours partagé entre subjectivité et objectivité lorsque je dois parler des hauts lieux des vins nobles et historiques et des hommes qui ont fait leur histoire et leur gloire, et qui les illustrent.

C’est que, voici bon temps déjà, j’étais venu en ses vignes, aux temps héroïques du baron Le Roy de Boiseaumarié, avec Viviane Le Roy, avec Madeleine Decure, puis Odette Kalm, au cours de la décennie l950-1960, pendant laquelle André Parcé se battait de toute sa foi et sa passion pour faire reconnaître et même renaître, les vins historiques de son terroir que le phylloxéra avait déjà failli abattre, comme ensuite le découragement des vignerons eux-mêmes. A ce moment-là, nous avions tous été saisis par sa bataille, convaincus par sa terre rocailleuse, par les vins de sa belle et dure région, et par son enthousiasme résolu. Nous avions suivi et appuyé ses efforts en égale et totale conviction et mis modestement mais fermement nos plumes et nos propres enthousiasmes en action, presque transformés en anges tutélaires.

Je pensais à tout cela, au matin même de nos retrouvailles, ce jeudi 26 mai. Je devais calmer mon immédiate envie d’aller dans les vignes à portée de nos regards, comme aussi l’était la Méditerranée en-bas sous nos yeux : il fallait rejoindre notre groupe dans la salle de l’hôtel « Le Catalan » pour respecter les usages lorsqu’ils sont de courtoise bienvenue. Nos amis nous donnaient le salut d’accueil dans leur pays qu’ils voulaient nous faire comprendre et connaître le plus à fond possible. Nous nous sommes ainsi mis à l’écoute de nos hôtes. Monsieur Jean Rede, Maire de Banyuls et Conseiller Général, avait mobilisé à notre service tous les moyens municipaux qui allaient se révéler aussi nécessaires qu’efficaces sur les hauts chemins des vignes. Après son salut, c’est André Parcé qui se fit historien, banyulenc et catalan du plus lointain de ses racines, pour nous raconter l’histoire de son terroir et de son vignoble auxquels il s’identifie si anciennement : les phéniciens y laissèrent marque fondatrice, dès le IXè siècle avant l’ère chrétienne, puis les phocéens au VIè siècle, puis les carthaginois, puis les romains, chacun avec ses goûts de vins et probablement ses cépages après les razzias dévastatrices des arabes, les vins du banyulais retrouvèrent leur antique grandeur autour de la paix des monastères reconstruits.

Les chevaliers du Temple purent alors devenir les novateurs et établir les bases de ce que sont devenus le vignoble et le vin de Banyuls, vignoble et vins historiques s’il en est, et nobles tout autant. André Parcé nous en rendait l’histoire tout à fait passionnante, liée à celle de la Catalogne même, à la fois rassemblée et divisée par cette plus haute montagne d’alors qu’était le Canigou pour les Grecs, et qui en resta le phare et repère jusqu’au XIVè Louis de France. Histoire encore plus passionnante à mes yeux après la peste du phylloxéra avec la lutte et la renaissance des vins de Banyuls. Et c’est encore une autre histoire. L’histoire même du Docteur Parcé, de son action à l’INAO, l’Institut des Appellations d’Origine, de son action pour le vin, les vins de France, et tous les vins du monde, autant que de son banyulais. L’Académie Internationale du Vin n’est-elle pas aussi comme le couronnement de tout ce chemin d’exigence et de foi ?

Mais, dites-moi, par parenthèse, n’avez-vous pas remarqué combien il est étrange de constater en nos annuaires que notre Chancelier s’y inscrit « Médecin biologiste » et jamais vigneron, jamais viticulteur? Etrange pudeur, n’est-ce pas, modestie extrême ? Alors que je ne connais pas d’aussi authentique vigneron, et vigneron Catalan, de tout son cœur, de toute sa voix de tribun du vin noble, de toute son histoire d’une appellation qu’il fit renaître, qu’il diversifia ensuite avec Collioure, et qu’il enrichit encore de celle de Banyuls Grand-Cru. Mais revenons à cette présentation banyulaise : c’est Monsieur Alain Helma, Conseiller Viticole de la Chambre d’Agriculture, qui nous expliqua le pays aux quarante trois terroirs, ce vignoble de montagne aux pentes très fortes, de 30 à 50°, avec une pluviométrie relativement importante mais peu absorbée par les sols schisteux lavés et érodés au point que l’homme dût y ajouter des « pièges à terre », marques de la rudesse du travail des viticulteurs. Cet exposé très poussé nous mettait déjà sur le terrain, et c’est Monsieur Jacques Paloc, Directeur de l’INAO, qui souligna les caractéristiques de la région, décrivit ses cépages, nous fit noter les jeux de proportions dont les vignerons peuvent jouer entre carignan, counoise, cinsault, mourvèdre, grenache, syrah, et nous fit remarquer aussi cette rareté de n’avoir pas de « vin de table », même si une très petite production de blanc en est comme l’esquisse d’une possibilité.

80 % de la production est mutée sous alcool comme les templiers l’avaient initié, ce mutage s’accomplissant avec une oxydation maximale sur grain, jus et pellicule en contact. Il nous exposa aussi un ensemble de spécificités qui arrivaient à m’emplir d’inquiétude pour l’avenir : une si faible rentabilité face à de si considérables efforts pour maintenir la terre, la culture de la vigne, celle-ci parfois abandonnée, avec une parcellisation trop éclatée de trop petites exploitations. Un attachement viscéral cependant à la terre qui aboutit contradictoirement, avec la spéculation immobilière qui grignote ces parcelles, à une impossibilité de réorganiser les vignobles, tout cela s’ajoutant au vieillissement de la population vigneronne partagée en viticulture à temps partiel pour survivre, entre plusieurs activités nourricières, compliqué encore de ce particularisme de double propriété : dans certains cas propriété du sol, et propriété séparée des vignes ! Tant de difficultés avec si peu de rendement, et si l’on voit qu’il y a peu d’arrachage de très vieilles souches, celles-ci sont parfois abandonnées. Alors, oui, chef-d’œuvre en péril, Banyuls ?

Il faudra beaucoup de volonté, beaucoup de gens comme les Parcé père et fils, pour que l’Esprit reste avec eux, et que perdure tant de noblesse et d’histoire. Une prise de conscience associative réunit parmi quelques jeunes ceux, comme Jean-Michel Parcé à la suite de son père, qui veulent maintenir l’espoir, et qu’il faut encourager. Pour dominer cette inquiétude, il fallait se ressourcer, et vers les vignes prendre de la hauteur. Pour cela, par la route difficile du balcon de Madeloc, par les cols au-dessus de Collioure et Port Vendres, voir de près ces parcelles décharnées avec les 30 à 50% de pente, vigne héroïque s’il en est, y repérer les « pièges à terre », les réseaux de drainage en « pieds de coq ». Admirer ce panorama austère et sublime, porteur de vins somptueusement sensuels. Un havre de paix et de charme nous attendait à mi-journée au Clos de Paulilles : passage rafraîchissant par les caves où Monsieur Bernard Dauré et sa famille nous firent goûter leurs jolis et prometteurs vins de 93. Sortie vers les vignes ; je revois la pièce de mourvèdre, puis sous l’ombre de pins magnifiques, les grandes tables aux nappes blanches. C’est là que l’Académie des Vins de Banyuls nous offrit un déjeuner champêtre qui restera dans nos mémoires.

Champêtre ! Virgilien même ! Je comprenais tous les artistes qui ont voulu vivre en ces terres bénies des Dieux et y ont trouvé inspiration. Un mur de pierre sèche bordait le paysage. Dessus le ciel bleu. Là-bas, flots bleus, scintillement de reflets. Le bateau de la douane y faisait touche picturale nécessaire au plus loin. Matisse, Maillol, Derain étaient là, sous nos yeux. Les mets et les vins y ajoutaient des faunes dansant de Picasso, des soleils de Miro. Festival gustatif avec les charcuteries traditionnelles dont André Parcé avait fa it retrouver les recettes de sa grand-mère à son charcutier, boutifara nera et bianca, les terrines succulentes, les flans aux poivrons et aubergines, une perfection d’anchois de Collioures relevés de ce vinaigre de Banyuls trentenaire qu’on en venait presque à goûter conune on le faisait de l’autre festival auquel nous étions conviés, celui des vins. Je les note en bouquet réuni, Collioure l’Etoile et Collioure mas blanc cuvée Cosprons Levants, Banyuls Domaine Mas blanc, sec, 85, resté plus de trois ans en fût, extraordinaire, et un étonnement complémentaire ébloui avec le rimage 1993.

Tout cet éblouissement nous avait rétablis en plein optimisme. Nous allions retrouver cette leçon aussi bien à la coopérative de l’étoile qu’à la cave du Domaine du Mas Blanc et un peu plus tard aux caves Templières du Mas Reig. Oui, l’ancien Mas de la Serra des Templiers, un pèlerinage pour moi. Nous passions d’abord en revue des cuves énonnes, puis un parc de vieillissement à l’air libre, accélérant le vieillissement des vins par différence de température entre jour et nuit, entre été et hiver. Messieurs Michel Jomain et Jean-Pierre Parayre nous faisaient les honneurs de cette impressionnante coopérative de stockage de vieillissement, d’élevage des Banyuls et Collioure. André Parcé avait été l’impulseur, le père fondateur, et avait là construit leur avenir collectif, même difficilement, c’est-à-dire sans l’assentiment de tout le monde ! Mais l’élan avait été donné, une exigence aussi, qui aboutira bien, in fine à une limitation rigoureuse d’appellation « Grand Cru ». Nous passions aussi en revue des vins, des Collioure, des Banyuls, les Collioure 89, Château Reig, Banyuls rimage, avant de repartir vers les vignes et remontant au-delà des châtaigniers et des pentes extrêmes vers cet immense point de vue sur les trois vallées jusqu’au Col des Gascons. Là encore, nous avions observé les trous des pieds de vigne qu’on n’a pas remplacés, ou bien aussi ceux qui ont été détruits par cet étrange coléoptère appelé vesper.

Quelques bouffées d’inquiétude encore avaient affleuré. Mais je sentis que la volonté restera, assurant l’espoir dans un implicite « je maintiendrai » lorsque nous avons goûté chez André Parcé dans ses chais, avec Jean-Michel son digne fils, leurs vins de 93 le Collioure le Jonquet, sombre et sensuellement profond, et le Banyuls rimage La Coume, si beau, qu’il pourra sûrement, mis en bouteilles, y poursuivre une éternité, je veux dire bien au-delà de nous mêmes ! Autre moment fort de cette première journée fut au Mas Reig notre installation dans les caves templières avec une sorte de « Choeur des vierges » un peu acide, et l’étonnante apparition de votre Chancelier en son costume de Grand Maître de la Confrérie des Templiers de la Serra qu’il avait créée en 1960, venant introniser les membres du conseil de l’Académie Internationale du Vin et ses frères catalans de l’autre côté de la montagne. Nous le voudrions voir toujours ainsi comme un gros coléoptère mordoré, statue de pourpre et d’or – mais ce sont les couleurs même de Catalogne – comme une sorte de Doge de Venise, image de Fellini et de Dali sous son casque médiéval. Nous aurions grand succès avec lui ainsi à Genève!

Je me retrouvais à la fondation, à la restauration du Mas, avec Madeleine Decure, avec Robert Goffard, puisque la communion se fit avec deux vins grandioses. Le premier vin, 1950, de la cuvée Président Vidal, et le 1981 – 100% de grenache noir – que l’on fait ainsi seulement dans les très grandes années, avec un mois de macération, dix ans de fût. Le repas du soir fut même apothéose des vins Parcé. Collioure clos du Moulin 1991, Cosprons Levants 1986, Banyuls rimage 1985 la Coume, et cet autre très grand Banyuls collection 1961. Apothéose de la table aussi avec le menu réalisé par Claude Giraud, où le gingembre soulevait les tagliatelles noires à l’encre où un savoureux court-bouillon d’olives et pied de veau avait soutenu le succulent pigeon fermier en vessie avant un étonnant capuccino d’artichauts violets au cerfeuil, et le « sofraget » de homard au dry de Banyuls. Sublimes accords des mets et des vins, somptueux point d’orgue que cette soirée finale. Trop peu de sommeil, sans doute … Sans aucun doute ! Mais il fallait surpasser le « finis Galliae » et aborder le vignoble en Espagne au-delà du Canigou. Bien sûr je veux, et dois dire en autre et presque même Catalogne !

Nos amis d’autre Pyrénées avaient tâche plus difficile que du côté banyulais. Grâces leur soient rendues d’avoir surmonté ces difficultés dans leur belle organisation. Le vignoble Catalan est beaucoup plus vaste, sans commune mesure. Il ne pouvait être exploré dans sa totalité. Il est de plus, fort divers dans son exploitation, il comporte moins de concentration et d’unité historique. Je l’ai d’ailleurs pour cela, perçu comme peut-être encore en quête d’identité. Ainsi nos amis, aidés par les vignerons comme par l’INCAVI, Institut Catalan du Vin, et Monsieur Fortuny son Directeur Général ainsi que les services ministériels de l’agriculture, avaient fait bon choix de propriétés ou entreprises significatives, fort contrastées dans leurs tailles et leurs moyens. Notre approche commença logiquement par la plus septentrionale des appellations, en Ampurda Costa Brava.

Un petit village, à l’écart, et nous étions à Capmany au Celler Père Guardiola pour le premier contact avec les vins. Le Maître des lieux, Monsieur Pug Vayreda nous y recevait avec un sympathique petit déjeuner campagnard où ses deux frais rosés Floresta de 1992 et 1993 sur saignée et pressurage furent en parfaite situation, et nous comprenions et apprécions fort bien qu’il se veuille et se marque comme petite entreprise totalement familiale avec ses quinze hectares de propriétés, avec ses jolis vins, portant leur nom de famille et celui de leur terroir. Une toute autre dimension nous attendait à Mollet au Château de Perelada, fabuleux domaine dont Monsieur Suquet nous fit honneur et commentaire.

D’abord avec le château monumental, vivant cependant, accumulant collections, richesses et trésors. Je me serais volontiers attardé à explorer la vaste bibliothèque avec tant d’incunables et manuscrits précieux, promené dans le cloître si élégant, recueilli dans l’admirable église avec ses primitifs, et au musée du vin, reposé dans le beau parc, et peut-être perdu au Casino, oui, puisqu’un Casino fonctionne au flanc du château, loin du calme des caves, au point de se demander quelle puissance entretient l’autre. En attendant la réalisation attendue d’un projet de cave expérimentale, les vins furent l’objet d’analyses et discussions, à la dégustation et au cours du repas servi à l’ancien moulin du château, certains recueillirent notre consensus, d’autres nous étonnant un peu, laissés sans doute trop longtemps en barrique et donnant plus de bois que de structure vineuse avec peut-être encore un excès de cabernet ; il faut sans doute garder en mémoire qu’au départ, le Castillo Perelada produisait surtout des vins pétillants.

Autre dominante de vins blancs : la fin de l’après-midi nous rapprocha de Barcelone au cœur de l’appellation Alella, avec les grands ensembles des caves de la coopérative d’Alella, caves Marquis d’Alella, et caves Parxet. Dans le magnifique hôtel particulier des marquis d’Alella où nous fûmes ensuite conduits, on imagine les fêtes de ce début de siècle qu’on appelait « La Belle Epoque », sous la vaste coupole octogonale et dans les galeries et salons. C’est là que nous fut servi le beau repas offert par notre nouveau confrère Ismaël Manaut-Cuni. André Parcé prit la parole pour complimenter et remercier nos hôtes, pour saluer le marquis d’Alella et le Ministre de l’Agriculture, en une lyrique adresse d’abord en catalan, « sa langue de trois cents ans », puis en français, langue officielle de l’Académie, pour décrire, exalter le rôle de l’AIV, et des appellations d’origine contrôlée garanties de la typicité des vins. Le repas pouvait alors s’ouvrir sur une rafraîchissante insalada de bacalau marinado y ahumado avec ses verdures hachées menues aromatisées d’une vinaigrette truffée, entrée propre à initier la suite des vins à déguster, Parxet, Marquis d’Alella classico (de macabeu) et Allier (de chardonnay) et Parxet enfin qui confirmaient que ces deux « caves » règnent avec les blancs.

Après cette deuxième journée bien remplie, retour à Barcelone où l’ami Juan José Abo avait pu ménager notre repos mérité à l’hôtel Principessa Sofia, et le lendemain nous pouvions aller d’un pas toujours assuré vers l’appellation Penedès, où les mêmes contrastes nous attendaient. D’abord un évident gigantisme aux caves Codomiu, dont des gardes armés surveillent l’entrée. Ma passion pour l’architecture put s’épanouir dans la construction remarquable des bâtiments, exemples de cette renaissance du début du siècle qui fait la gloire de Barcelone, incarnée ici par Puig e Cadafalch, par qui fut là-bas bâti et décoré le beau et délirant Palau de la Musica. Gigantisme dans les profondeurs : Monsieur Raventos, actuel président de Codorniu, nous parla des générations qui, depuis 1551, ont développé une petite cave d’abord, où son ancêtre José Raventos élabora en 1872 la première bouteille de vin mousseux d’Espagne. Nous sommes bien loin de ces temps : désormais, des 25 hectares de caves, qu’on visite en train à travers quinze kilomètres de galeries, 56 millions de bouteilles sortent chaque année des souterrains et de cette usine. Des pseudopodes Codorniu s’étendent jusqu’aux Amériques : le troisième vin présenté à notre dégustation était le Codorniu Napa qui me confirme dans l’idée des difficultés d’identité, même inconscientes, que peuvent avoir les vins catalans.

A mi-journée, même considérable dimension aux caves Torrès. J’y fus un peu gêné dès l’entrée, pour nos hôtes et pour nous-mêmes, de l’exploitation médiatique qu’ils ont peut-être bonne opportunité de faire des « Olympiades » (sic) Gault et Millau d’octobre 1979 où le Gran réserva Corona a devancé tous les autres vins, tous les grands. Il est facile de faire deux ou trois cuves de concours dans de telles fausses conditions. Est-ce de bonne guerre de le claironner dans ses communications et publicités ? Bonne guerre, ou mauvaise cause ? Monsieur Torrès, après nous avoir fait visiter ses vignobles et ses installations, nous offrit le repas convivial au joli Mas Rabell de Fontenac. Il nous avait expliqué que 50% de la production Torrès vient de ses vignes propres, 50 % étant achetés aux vignerons. Des cuves géantes, sept kilomètres de tuyauteries, etc. Une capacité d’embouteillage de douze mille à l’heure, tout cela traitant quelque dix-sept millions de bouteilles de divers vins, et six millions de brandy. Miguel Torrès nous parlait à ce niveau de ses problèmes d’approvisionnement, de stockage, de gestion, des droits de transmissions, tout ce qui lui fait souci, mais aussi de ses croissances bien menées, sur place avec les neuf cent trente hectares en Penedès, et à l’étranger au Chili, en Californie, poursuivant toujours à travers une histoire familiale centenaire les recherches d’adéquation optimale des cépages et des sols.

Mais nous en étions aussi aux mets et aux vins, et l’échange était à table. D’abord avec le « Gran Vina sol » 1993, un assemblage très bien fait à dominante de chardonnay, puis le « Vina Magdala » 1989, avec ses 70% de pinot, peut-être un peu mince sur le « Pato con Higos » fort roboratif, avant le « Gran Coronas Mas de la Plana Gran Riserva » 1988, où dominait le Cabernet Sauvignon. Sur les excellents fromages catalans, le « Gran Sangre de Toro » perdait peut-être avec ses quatorze degrés d’alcool un peu de l’harmonie et de fondu pour ce grand classique. Notre Chancelier, venant certes comme beaucoup d’entre nous un peu des antipodes, marqua les différences des vignobles, souligna les démarches différentes, par rapport aux vignobles historiques où l’Académie Internationale du Vin marque évidemment l’élitisme de la grande couture. Il exhorta cependant ce qui est masse imposante de consommation, donnée par ces cieux exemples Codorniu et Torrès, à essayer d’y joindre toujours meilleure qualité, identité et typicité en s’attachant parmi d’autres perspectives, à retrouver, maintenir et développer avant tout des cépages autochtones.

Si nos rêves se sont souvent cristallisés sur une idée de propriété à mesure d’homme et dominant un beau paysage de vignes, alors c’est chez les Esteva et dans leur charmante et rustique propriété familiale que ce rêve pourra s’accrocher : petite et harmonieuse dimension de cette Bodega Rafols dels Cau, la maison de maître, chaleureuse, toute simple et au charme fait de modestie, la terrasse empierrée montant vers les entrées de caves, la dégustation dans la petite cour enclose derrière la maison et la chapelle domestique, sous les mûriers, avec les cages à lapins, l’ancienne cuisine, la vie quoi ! Je n’oublierai pas tant de charmes sans apprêt. Et les vins étaient bien jolis, au même niveau gustatif que la délicieuse huile d’olive du terroir : « Gran Caus Rosado » 1991, « Gran Caus cava rosado extra » 1991, « Gran Caus Blanco » 1991, « Gran Caus Tinto » 1987, qui rassemblent tous les cépages adaptés aux parcelles de cette petite propriété pour montrer ce qu’un vigneron peut en faire dans sa vérité, sur les petites collines heureuses d’Avinyonet del Penedès. Une après-midi à garder en mémoire.

Nous n’avions pas pu envisager d’aller voir toutes les appellations de Catalogne. Grâce à nos amis, elles firent le louable effort de nous rejoindre : c’est à l’école d’œnologie de Tarragona, la seule qui ait niveau universitaire en Espagne, qu’elles nous furent présentées par Monsieur Zamora, directeur de l’école, verres en mains, dans ses laboratoires, en un très efficace panorama. L’appellation Priorat, d’une très petite surface de mille deux-cents hectares, et sans doute le plus ancien vignoble d’Espagne, à très petit rendement de vins très tanniques et colorés, ainsi qu’à fort degré alcoolique. Conca de Barbera, Costers del Segre, Tarragone, y compris avec deux vins de liqueur, Terra Alta, autant de prétextes à revenir découvrir et apprendre sur le terrain. L’Académie Internationale du Vin, par la voix de notre Chancelier, ne pouvait que vivement remercier et encourager l’Ecole de Tarragona dans son rôle de conseil, de meilleure connaissance et d’exigence pour l’avenir.

Le temps s’était écoulé en trois heureuses et enrichissantes journées. Il est à peine utile de vous confier que certains d’entre nous, grâce à l’amitié de Juan José et Annie Abo, s’aménagèrent une délicieuse halte gourmande de grande cuisine catalane pour le dernier soir, si ce n’est pour nous faire noter sur vos tablettes l’adresse de Gaig, passeig Maragall 402, Barcelone. Que tous ceux que je n’ai pas cités me pardonnent : ils font partie du magnifique souvenir que nous laisse leur printemps catalan. Mais vous, chers André, Juan José et Ismaël, et vous tous chers amis catalans du nord et du sud, soyez remerciés du fond de notre cœur pour tout ce que vous nous avez fait mieux connaître, sentir et aimer. Nous aimons votre pays. Comme nous vous aimons.