Dardagny, novembre 2012

Il est intéressant de constater que lorsque nous voyageons en Europe, voire plus loin, et que nous mentionnons notre origine genevoise, la majorité des personnes rencontrées situe ou a entendu parler de Genève. Or cela n’est pas dû à son vignoble ou aux productions issues de son terroir, mais plutôt au fait qu’elle est le siège d’organisations internationales. Les Suisses eux-mêmes perçoivent souvent Genève comme un canton-ville (ONU, jet d’eau, salon de l’automobile) et sont souvent surpris de découvrir sa campagne et son vignoble, qui représente tout de même plus de 45% de la superficie du canton.

D’ailleurs, notre vignoble est quasiment invisible quand on traverse le canton via l’autoroute. Bon nombre de touristes passent par Genève sans l’apercevoir! Situé à la pointe ouest du bassin lémanique, l’Appellation d’origine contrôlée Genève est actuellement constituée de 1400 ha, dont 140 en zone frontalière. A l’échelle nationale, c’est le 3ème canton viticole, après le Valais et le canton de Vaud (le vignoble suisse représente 15’000 ha). Il est réparti en trois régions : la rive droite du Rhône, Entre Arve et Rhône et Entre Arve et Lac, à une altitude allant de 350 et 500 mètres. La majorité du vignoble se situe sur des terrains peu accidentés, mais il existe des coteaux en forte pente (jusqu’à 50%) sur les rives du Rhône ou à Lully (commune de Bernex).

Bien que l’évolution du vignoble genevois ait été plutôt rapide dès les années 80, jetons un rapide coup d’œil sur les siècles précédents afin de mieux le cerner. La vigne était présente dans la région bien avant l’arrivée des Romains (découverte de pépins de raisins dans des grottes préhistoriques du Salève), mais de réelles traces écrites mentionnant les réglementations liées à la culture de la vigne et au vin datent du IIè siècle avant J.-C. Ces lois évoluent et perdurent pendant le Moyen Âge et la culture de la vigne prend de l’importance (à surface égale, une vigne rapporte au moins 5 fois plus qu’un champ de blé).

La vigne était un complément cultural, la consommation de vin était importante et, avant la Réforme (1536), il s’agissait également de fournir le clergé en bons vins. On trouve d’ailleurs une explication avancée par certains quant à la tradition genevoise de vendre du vin en vrac, qui perdura jusqu’à la moitié du XXè siècle : lors de la réforme, les agriculteurs-vignerons catholiques, contraints de partir, ont été remplacés par des protestants souvent d’origine française, qui étaient plutôt commerçants que vignerons, et qui ont par conséquent privilégié cette piste.

Au début du XIXème siècle, le vignoble est constitué de 2500 ha : il n’y a pas de concurrence, le vin est vendu en ville et sert aussi de monnaie d’échange. Les vignes sont cultivées en masse (grande densité de plantation, sans alignement) ou en hutins (plants de vignes cultivés sur des arbres à 5-6 mètres du sol. Ils bordaient les champs agricoles). C’est pourtant au XIXème siècle que la situation va passablement changer :

  • Certains intellectuels se préoccupent de la culture de la vigne, notamment Charles Jean Marc Lullin qui publie un traité en 1820 proposant d’autres choix de cépages, de modifier les plantations en alignant les ceps et de réaliser des amendements de la terre.
  • Arrivée du chemin de fer, qui permet l’acheminement de vins du sud de la France, souvent meilleurs et moins chers. Gros choc pour la viticulture genevoise.
  • Apparition de maladies et d’un parasite inconnus à ce jour : l’oïdium (1850), le phylloxera (1869) et le mildiou (1896).

La surface du vignoble est réduite à 800 ha en 1918. La situation économique est perturbée et c’est à cette époque que se constitue Vin Union, une cave coopérative qui encave le 80% du vignoble genevois. Le savoian (mondeuse), le guais et la roussette sont remplacés suite au phylloxera par du chasselas qui devient majoritaire. Il est accompagné de quelques hybrides, puis de gamay et de pinot noir qui, petit à petit, vont remplacer ces producteurs directs. Le vignoble s’inscrit dès la deuxième guerre mondiale dans une tendance productiviste pour approvisionner les besoins de la population. Le vin blanc indigène est fortement protégé, il est consommé sur place ou vendu aux cantons avoisinants. La situation des vignerons se redresse, la mécanisation s’intensifie et les exploitations se spécialisent dans la vigne, abandonnant petit à petit le bétail.

On constate donc que malgré une forte tradition de la vigne à Genève, la démarche qualitative peine à s’imposer! Mais tout bascule en 1982 quand la production de chasselas à Genève et en Suisse Romande explose et que la cave coopérative genevoise implose quelques années plus tard. A cette époque, la cave coopérative est le seul interlocuteur auprès de l’Etat et aussi la seule image du vignoble et de ses vins hors du canton. En parallèle, les vignerons encaveurs, dont certains avaient déjà perçu la nécessité de réguler la récolte pour produire des vins plus qualitatifs ont pris leur avenir en main et un bon en avant est réalisé. Le chasselas genevois a peu de valeur économique, et les vignerons qui valorisent eux-mêmes une partie de leur récolte essaient d’être innovants en plantant de nouveaux cépages pour la région. Ils espèrent ainsi pouvoir faire perdurer leur domaine viticole en se tournant résolument vers une production de meilleure qualité.

L’organisation et la structure du vignoble va par conséquent passablement changer : un grand nombre de vignerons quittent la coopérative pour créer leur propre cave, les vignerons encaveurs déjà en place s’affirment, de nouvelles structures d’encavage se mettent en place et la cave coopérative devient une SA qui achète la récolte à ses fournisseurs. Elle encave actuellement le 1/3 du vignoble.

D’autres facteurs viennent renforcer cette dynamique :

  • Le climat, est de manière générale est influencé par les montagnes voisines (Jura, le Vuache, Le Mont Sion, le Salève et les Voirons) qui repoussent souvent les nuages qui viennent de l’ouest en Savoie et sur le pays de Gex. Par contre, par temps calme ou avec une légère bise, les montagnes bloquent les brumes sur le canton. Mais depuis 1980, la température moyenne a augmenté de 0,55Cº, permettant la plantation de nouveaux cépages.
  • Les cépages : comme vu précédemment, l’encépagement était constitué majoritairement de chasselas avec un peu d’aligoté, de gamay et de pinot noir. Actuellement, il y a 80 cépages plantés sur le canton. Certes, certains sont présents en très petite quantité, mais cela démontre la « soif » des vignerons, à la fin des années 80, de vouloir redonner vie à leur vignoble. Il faut relever le bel élan donné, dès 1986, avec la création du gamaret (gamay x reichensteiner) par la station fédérale de recherche de Changins (ACW). Ce cépage, bien adapté au vignoble genevois, a permis d’obtenir des vins un peu plus « modernes », d’une belle couleur violacée ; ce faux précoce, vinifié pur ou en assemblage, en cuve ou en barriques, a aussi été un moteur pour reconquérir les consommateurs genevois. De fait, une législation cantonale souple face à l’introduction de nouveaux cépages a permis aux vignerons innovants d’être créatifs et dynamiques.
  • La régulation de la charge devient une préoccupation et, en 1988, le vignoble genevois se dote d’un système d’Appellations d’origine contrôlée (une première en Suisse) constitué d’AOC régionales et communales et de 23 AOC 1er Cru délimitées sur plan. Ces AOC tiennent bien sûr aussi compte des rendements et des sondages minimums (Brix).
  • La collaboration entre la station cantonale de viticulture et les vignerons permet également une grande progression de la qualité des vins produits. L’œnologue cantonal de l’époque, M. Claude Desbaillet, insistait auprès des producteurs pour qu’ils améliorent la maturité phénolique du gamay notamment. Cela permit la mise en place dès le millésime 2000, par la station cantonale de viticulture, un suivi phénolique parcellaire des rouges. Les raisins prélevés sur différents cépages sont analysés par la méthode d’extraction ITV et, en parallèle, des essais de vinifications sont effectués pour permettre de donner des informations pertinentes quant à la date des vendanges, et ceci dès 2007.
  • La levée progressive des barrières douanières à l’importation de vins étrangers depuis 1992 a également été un facteur prépondérant pour dynamiser le vignoble genevois (et suisse par ailleurs). Face à l’augmentation de la concurrence, il faut continuer d’exister!
  • Enfin, la proximité d’une relativement grande ville (192’385 habitants en ville et 468’194 sur le canton) est un atout que l’on ne peut ignorer, pour autant que la population consomme les vins de sa région viticole ! Durant les années 90, une nouvelle interaction se met en place avec les restaurants gastronomiques qui fleurissent sur le canton. Les jeunes chefs et leurs sommeliers (souvent pas originaires de la région et n’ayant par conséquent pas d’aprioris sur les vins genevois) découvrent les spécialités de certains vignerons et les mettent sur leur carte. Cette valorisation des crus de la région a eu un impact immense sur l’image des vins genevois auprès de la population. Ceux-ci vont petit à petit prendre conscience de la métamorphose des vins genevois et commencent à visiter ce vignoble qui se situe à 15 km du centre-ville.

Les acteurs du vignoble genevois, qui sont 240 exploitants viticoles avec une moyenne de 6 hectares par domaine, possèdent depuis peu des outils de travail très précieux qui leur offrent des perspectives intéressantes. En effet, un groupe de travail, réunissant des vignerons et des représentants du département de l’agriculture (Stratégie viticole 2002 et 2006), a permis de mettre sur pied différents projets. La création d’un vin, l’Esprit de Genève, afin d’être ambassadeur du vignoble genevois, en est un. Actuellement, 19 producteurs réalisent ce vin en respectant la charte et en collaborant lors de dégustations de travail et d’agrément, tout cela sous l’égide de l’œnologue cantonal Alexandre de Montmollin. Cette émulation de producteurs indépendants, avec leurs spécificités, mais réunis pour valoriser ensemble le gamay, le gamaret et donner une image forte du vignoble genevois tout en gardant leur authenticité, offre aux vignerons de belles perspectives.

Un autre projet très important est l’étude des terroirs viticoles de Genève, en cours depuis 8 ans et ceci en collaboration étroite avec l’HES de Changins. Une étude pédologique, suivie d’une étude climatique ont permis de cartographier les sols viticoles du canton, les cépages par parcelle, et les principales cartes climatiques. Un grand nombre de ces informations sont numérisées sur GeoVit (site internet de l’Etat de Genève), et donc accessibles aux producteurs. C’est un outil de plus pour nous permettre d’établir un référentiel des grands types de sols, de comprendre leur potentiel pour la culture de la vigne, et de nous aider quant à la prise de décisions relatives au choix du cépage et du porte-greffe. Il peut permettre également d’expliquer et de définir les caractéristiques types des vins produits avec différents sols/climats.

Pour valoriser toutes ces informations, un guide sera prochainement édité : « Guide pour l’implantation d’une parcelle et choix de cépage : vers une utilisation des études de terroirs ». En 2012, deux nouveaux groupes de travail se sont constitués (Horizon 2020), permettant une mise en perspective des évolutions depuis 2002 et la fixation de nouveaux objectifs pour les années à venir. Outre l’aspect technique, notre défi est aussi de consolider le lien avec les consommateurs. Même si, comme partout ailleurs en Europe, les nouvelles générations n’ont plus beaucoup de liens avec la terre (contrairement aux générations précédentes, qui avaient encore des grands-parents en milieu rural), notre proximité avec les habitants de Genève est une force. La vente directe est possible, l’échange et la discussion avec les consommateurs aussi. A nous de les sensibiliser et de communiquer encore et encore, à l’instar de la mise sur pied, il y a 25 ans, de la journée des Caves Ouvertes en mai. Elle rencontre un énorme succès et incite le déplacement de milliers de personnes dans le vignoble.

Dans cet ordre d’idée, le renforcement de l’office de promotion des produits agricoles genevois (OPAGE), avec l’apparition en 2001 de la signature commune « les vins de Genève », est un cap important. Enfin, les différentes entités réussissent à s’organiser pour valoriser les crus locaux. Par ailleurs, le règlement des AOC est modifié en 2009 ; il ne s’agit plus d’appellations d’origines contrôlées régionales mais d’une AOC cantonale qui peut être complétée par une indication communale. Signe que les vignerons “osent” remettre Genève sur leurs étiquettes. Parfois, la difficulté réside dans le fait de concilier l’image très romanesque que la population peut avoir du vin, de la vigne et de l’agriculture, avec une réalité qui est la nôtre, ainsi que les contraintes du terrain (maladies, climat, coûts…). Les défis sont donc omniprésents, les perspectives multiples, mais le vin restera un produit issu d’une interaction forte entre le sol, le climat,  le vigneron…et ses consommateurs !