Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Mesdames, Messieurs,

A parcourir cet annuaire que constitue la liste des membres de l’Académie Internationale du vin à laquelle vous avez souhaité ajouter mon nom, j’ai mesuré tout le fossé qui sépare nos parcours, nos connaissances et toute l’humilité qu’il me faudra pour prétendre être des vôtres. Certes, comme vous, j’aime le vin, mais est-ce suffisant pour devenir membre de votre noble et docte assemblée ? Ni vigneron, ni expert, ni oenologue, simplement sommelier dans le sens professionnel, passionné et noble du terme, c’est en réfléchissant au travers de mon parcours à la dégustation et aux questions qu’elle me pose, qu’elle nous pose que je me sentirai plus proche de vous. Très tôt, le monde du vin m’a fasciné. Tout d’abord, vraisemblablement par l’ivresse qu’elle procure à l’adolescent qui souhaite rentrer dans l’âge adulte. Pousser les barrières mais aussi découvrir et connaître ses limites.

Ma première rencontre (ma chance) alors que j’étais encore pensionnaire à Joigny (le collège était mitoyen d’un routier devenu le célèbre étoilé « La Côte Saint-Jacques » et situé sous le fameux coteau de cette Côte Saint-Jacques dont nous buvions le dimanche, en cachette le vin gris, réservé aux professeurs), ma première rencontre dis-je, fut celle de François Raveneau, vigneron à Chablis. J’avais goûté son vin dans un restaurant (hôtel de la Poste à Sens) et décidé, devant la qualité de cette Montée de Tonnerre 1969 que je devais rencontrer l’homme qui faisait un tel flacon. Il me fallait aller plus loin et essayer de comprendre ce qui menait à une telle complexité; à l’époque je n’appelai pas cela complexité… L’homme était sec, strict, sévère, intimidant, peu engageant. Mais l’audace de mes vingt ans, ma curiosité et ma passion naissante ont du avoir raison de ses réserves, de sa distance. Mes questions, mes interrogations ne le choquaient pas. Bien au contraire, avec patience, il me prit par la main.

Lui, plutôt réservé, devint éloquent lorsque dans les vignes, il m’emmena pour m’expliquer maintes fois, la géographie des crus, la localisation des climats, le vent, la lutte contre les gelées de printemps, les cépages etc.…En cave, il m’initia à l’élevage du vin, à l’usage du bois (ancien pas neuf), aux soutirages, aux collages. Par contre, lorsque nous étions en dégustation de ses vins en cours d’élevage sur fût ou plutôt sur feuillette, passant de crus en cru, des premiers aux grands, il devenait silencieux, secret. Fumant cigarette sur cigarette, il prenait peu la parole et m’observait, me laissant disséquer, décortiquer le vin, lui décrire les nuances entre ses blanchots ou ses clos. Une sorte de maïeutique par la dégustation pour accoucher de la vérité sur son vin. Doutait-il ? ou souhaitait-il entendre ce qu’il ne voyait plus. Je me suis par la suite souvent posé cette question avec d’autres vignerons peu bavards. Des légendes du vignoble qui comme François Raveneau parlaient peu de leur vin, du moins n’aimaient pas en parler, comme si cela n’était pas leur affaire.

Des icônes qui à mes questions incessantes pour essayer de comprendre comment ils parvenaient à vinifier de tels vins répondaient trop souvent par un hochement de tête ou par un oui ou non, sans plus. Ainsi, d’Edmond VATAN et François COTAT à Chavignol, d’Edmond DELAGRANGE à Chassagne, d’Henry JAYER à Vosne-Romanée, de Jean MACLE à Château-Châlon, de Jacques REYNAUD à Châteauneuf-du-Pape et bien d’autres encore. Tous, ils m’ont observé décrire, révéler ce que peut-être ils ne voyaient pas ou plus ou encore ne savaient pas exprimer. Leurs vins étaient bons, évident, et cela se passait de commentaires, d’analyses. En tout cas, c’est à leur contact que j’ai pris conscience de l’obligation que nous avons dans la dégustation d’être sincère, d’être soi même, d’exprimer un véritable ressenti (même si nous nous trompons) plutôt que des descriptions théoriques pour éblouir. Ces moments que nous avons en cave ou à table peuvent par la sincérité de la dégustation nous conduire à des échanges d’une grande sensibilité. Tout est permis alors dans le langage qui peut nous conduire à une intimité, une osmose rare. J’aime ces moments de communion avec vous messieurs les vignerons, moments d’ivresse, d’élévation, un peu planant. Et je vois là dans la sincérité de la dégustation une de ses plus belles fonctions ou raison d’être.

Ma deuxième rencontre, au début des années 70, celle ci décisive dans le choix de mon métier de sommelier fut celle de Jacques Puisais. Il donnait des cours d’initiation à la foire de Paris. Son discours et son approche me charmèrent et m’envoûtèrent. Et cela dure encore au point qu’avec affection et respect, nous le surnommons (avec mon ami, Benoît France qui me précède ici) Parrain, tant nous lui devons. Sans cesse, il nous montra le chemin. Avec lui, la dégustation devenait intelligente et prenait deux dimensions : scientifique et humaniste, sensorielle et sensible, rationnelle et poétique.

Avec lui, nous avons mesuré nos seuils sensoriels et compris nos différences qui rendent si subjective la dégustation. Ainsi l’acidité chez un ulcéreux ou le sucré chez un diabétique ne sont pas les mêmes, de même que l’air respiré à Nantes n’est pas le même que celui à Strasbourg car le vent d’ouest qui nous vient de l’Atlantique se décharge de son sel en traversant la France d’ouest en est. Ceci explique que l’on mange du beurre salé au bord de la mer. Avec lui aussi, nous avons pu comprendre l’influence des saisons, de la musique, de la couleur des nappes sur nos dégustations. Je me souviens par exemple, d’un essai qu’il nous fit faire avec le Docteur Parcé. 12 Banyuls d’âge différents furent dégustés et commentés par une dizaine de dégustateurs. Un chromaticien enregistra nos commentaires et nous présenta ensuite 12 bandes colorées construites à partir de correspondances entre nos mots et des couleurs. Inconsciemment, nous avons tous été étonnés, ébahis de pouvoir attribuer chaque bande à chaque vin. Une symbolique inconsciente se dessinait sous nos yeux.

Grâce à lui aussi, j’ai pu apprécier la dimension culturelle nécessaire à nos jugements parfois trop rapides ou intolérants. Lors d’un voyage en Chine Populaire il y a 30 ans, je n’aurais, sans sa présence, rien compris, et j’aurais rejeté des textures nouvelles pour moi (comme le gluant) et qui sont là-bas raffinées, étudiées, appréciées. Avec lui, nous avons cherché, essayé, comparé, reniflé, disséqué pour mieux déguster. Par son contact, des voies nouvelles se sont ouvertes. Du musée des odeurs de Jules Chauvet à Villié-Morgon au nez du Vin de Jean Lenoir, des dégustations avec André VEDEL en passant par celles de Max LEGLISE, nous nous sommes inspirés, aidés et construits. Mais j’y ai vu des limites. Le vin ne pouvait se résumer à cela. Sa véritable dimension était à table.

Car notre histoire, notre civilisation, notre culture ont sacralisé le vin à table. Et Jacques nous emmena encore plus loin dans notre métier de sommelier. Très tôt, il nous fit comprendre que le choix du vin était prioritaire sur le plat. Mes yeux de jeune sommelier n’en revenaient pas (il y a 25 ans). Tout le contraire de ce que nous apprenions dans une salle de restaurant. Précurseur, il l’était. Cette façon de faire nous semble presque normale aujourd’hui. La cuisine au service du vin. Ainsi la table et le vin deviennent complémentaires. Cette recherche d’accord nous réjouit, nous grandit. Le plaisir de la dégustation hédoniste est bien là. Maintenant, il faut dire ici qu’il existe aussi une forme de dégustation plus périlleuse que celle de la recherche du plaisir seul. C’est celle de l’analyse comparative, celle qui aboutit à un classement, à une hiérarchie. Le besoin de rationalisation que demande notre société, nous y pousse très souvent. Les revues spécialisées comme la revue du Vin de France, Gault et Millau et d’autres, nous sollicitent très souvent ; ou plus encore des jurys comme le Grand Jury Européen fondé par François Mauss. Devons-nous y participer ? Devons-nous résumer le vin à des notes au quart de point ? Devons nous assumer une note collective? Devons-nous fragiliser nos réputations par des résultats parfois choquants (je me souviens d’un voyage en TGV ou Bernard Pivot vint m’apostropher en me demandant ce qu’étaient ces résultats (pour le moins étonnant, les premiers étaient les derniers). Devons-nous continuer à fréquenter ces jurys ? J’avoue que oui.

En tout cas j’avoue que j’aime ces moments de solitude devant dix, quinze, vingt verres anonymes, un peu comme une feuille blanche. J’aime ces moments de concentration collective, où comme des bacheliers nous analysons sans communiquer dans un silence d’église. D’ailleurs combien de fois me suis-je interrogé dans ce silence recueilli sur le raffinement de notre culture qui a pu permettre de tels exercices collectifs d’analyse. Mais cet exercice nous fait progresser, nous forme, nous aide à parfaire et construire notre goût, notre jugement. Rien n’est plus difficile que de se faire son propre jugement, sans influence, en toute indépendance. De plus, pour mieux comprendre ce Grand Jury Européen, il faut savoir qu’il est un prolongement essentiel à ces dégustations, beaucoup plus important que les notes elles mêmes ; c’est celui du débriefing. En effet, après avoir rendu nos notes, nos copies, nous restons ensemble (10/15 dégustateurs) et nous échangeons nos impressions sur chaque vin et cela sans encore en connaître l’origine ou l’étiquette. Cela nous permet alors de nous situer dans un groupe, de connaître les goûts et les profils des autres. Chacun a son histoire, sa culture et les résultats s’expliquent. Et que de d’humilité, il ressort de tout cela. Combien de fois nous trompons-nous. Mais cela n’a pas d’importance.

L’essentiel est d’avancer. Nos passions dans ces exercices, même périlleux, restent intactes. Parfois ces dégustations « à l’aveugle », comme par exemple dans les concours de sommeliers, vont plus loin, du moins nous demandent plus : identifier l’année, le cru, le château, l’e-mail du propriétaire. Nous rentrons là dans le domaine du spectacle, du jeu de table. Nous sommes loin de l’analyse que requiert notre métier de sommelier, à savoir disséquer un vin pour savoir si nous devons l’acheter, le garder, le vendre. Notre apprentissage des mots nous forme aussi à mieux communiquer avec nos clients, à mieux décrire les vins que nous leur suggérons, à mieux leur faire comprendre les difficultés que les vignerons rencontrent pour enfanter de telles bouteilles, de tels trésors éphémères qu’il ne faut pas laisser passer par inattention. C’est là l’un des rôles majeurs du sommelier. De même, ce langage permet de comprendre pourquoi un vin ne plaît pas. C’est grâce à ces expériences que notre profession est crédible et devient un vrai prescripteur auprès de nos clients. Ces pratiques régulières de la dégustation nous permettent de sentir les évolutions, les dérives. Evolution du vocabulaire qui, chaque décennie, stigmatise de nouveaux termes. De gouleyant, le vin est devenu dense puis complexe, minéral et maintenant tendu. Dérive aussi par la prédominance des vins jugés hors de la table. Cette pratique a sorti le vin de sa finalité première et conduit certains producteurs à faire des vins au profil plus démonstratif, plus sombre, plus dense mais aussi moins digestes, plus saturants.

Le plus grand danger de ces dégustations comparatives est certainement là, plus dans l’exploitation de ces résultats qui conditionnent des ventes que dans la pratique elle-même. J’y vois là un grand danger pour notre culture du vin à table que très certainement l’Académie Internationale du Vin défend comme le fait l’Académie du Vin de France. C’est ainsi que sans se prendre au sérieux et grâce à nos jeux de table, nous savons tous maintenant que pour accompagner un poulet il nous faut choisir un vin pour l’aile et un autre pour la cuisse comme il nous faut également un vin pour le coffre du homard et un autre pour la pince. Pour finir, c’est bien sans certitude que je me présente à vous, certain cependant qu’à vos contacts, et à l’ouverture d’esprit que permet cette Académie Internationale du Vin de progresser, d’avancer, de comprendre. N’étant pas vigneron, j’aimerais cependant pour terminer, vous faire déguster un vin : un Chablis grand cru Blanchot 1997, Domaine F. Raveneau. Il devrait, du moins je l’espère, par son profil, sa silhouette, son élégance, vous montrer ce que j’aime et recherche dans le vin. Sa perception devrait vous permettre de mieux me connaître. Conscient de l’honneur mais aussi des devoirs que seront les miens, sachez, chers confrères, que je ne ménagerai pas mon temps et que vous pourrez compter sur ma bonne volonté pour faire rayonner l’Académie Internationale du Vin. Je vous remercie de votre attention.