Jamais la nature n’a créé un autre produit que le vin, capable d’exercer une telle influence sur les hommes et la culture par-delà les siècles. Il n’est pas seulement en mesure de procurer une stimulation sensorielle sans pareil, il est aussi un bien culturel vivant, nous reliant avec le temps et les générations passés. Le vin est étroitement lié avec l’histoire, la géographie, l’économie et un large éventail de disciplines scientifiques. Ma relation au vin n’est cependant pas celle d’un scientifique, c’est plutôt celle d’un consommateur qui sait apprécier un bon vin, de celui qui essaie de percer les mystères de ce noble produit. La fascination que procure le plaisir du vin est toujours renouvelée, pour ainsi dire infinie: en découvrir les subtilités lors d’une dégustation, en reconnaître les caractéristiques, deviner, sentir l’influence de la nature tels que la provenance, le cépage ou le climat, ou encore le soin que le producteur a apporté au vin. Tout ceci fait partie intégrante du plaisir et – je parle sûrement au nom de millions d’amateurs de vin – participe pour beaucoup à la qualité de vie.

Permettez-moi d’établir là une comparaison avec la musique. La connaissance de la musique est à la base de l’amour que nous lui portons, ce que le compositeur voulait exprimer au travers de son œuvre – suite des sons, tonalité, orchestration, rythme – mais aussi la manière qu’ont les interprètes ou les chefs d’orchestre d’exprimer ce message. L’auditeur est fasciné par la finesse de cet ensemble. Sans doute, trouvons nous bien des analogies d’appréciation entre ces deux cultures. Parmi eux se trouvent aussi bien des chefs-d’œuvre que des produits plus communs. C’est dans cet esprit que nous avons, avec mes fils jumeaux – eux-mêmes à la fois jeunes pianistes reconnus mais aussi excellents et fins dégustateurs de vin – analysé les similitudes entre la musique et le vin. Parmi les Bourgognes, nous avons trouvé une association manifeste entre un Côte de Nuits, plus particulièrement un St-Georges ou un Bonnes Mares avec les romantiques, Brahms et même Wagner.

La Côte de Beaune rouge s’harmonise avec un romantique comme Liszt jusqu’aux impressionnistes. Un impressionniste comme Claude Debussy s’harmoniserait idéalement avec un Volnay Clos des Ducs de la Côte de Beaune. Bordeaux correspond mieux aux classiques ainsi aux tendres romantiques. Chacun selon le cépage: à un St. Emilion et à un Pomerol avec une majorité de Merlot, nous avons associé Chopin, d’autre part Schumann ou Schubert à un grand Médoc. Un Château Margaux, que nous avions savouré, avec Beethoven. Même un grand Mosel sec, auquel Beethoven lui-même donnait sa préférence, lui conviendrait. Un Beaujolais fruité et fleuri s’harmoniserait à la perfection aux opérettes et à la musique de chambre d’un Offenbach ou Saint-Saëns. Il serait amusant de poursuivre cette digression sur l’harmonie de la musique et du vin avec de nombreux autres grands crus. Cela vaudrait sûrement une étude, en outre agréable.

Il est temps, après ces différentes comparaisons sentimentales et émotionnelles, de revenir sur des analyses plus concrètes et critiques. En 1825 déjà, Brillat Savarin, dans son œuvre « La Physiologie du goût », avait mentionné l’influence de l’odorat sur le goût: « Pour moi, je suis non seulement persuadé que, sans la participation de l’odorat, il n’y a point de dégustation complète, mais encore je suis tenté de croire que l’odorat et le goût ne forment qu’un seul sens, dont la bouche est le laboratoire, et le nez la cheminée; ou, pour parler plus exactement, dont l’un sert à la dégustation des corps tactiles, et l’autre à la dégustation des gaz.» En ce qui concerne la définition de l’odorat, je me rappelle avoir fait la connaissance de Jules Chauvet dans le Beaujolais à la fin des années cinquante.

Dans son studio, plutôt devrais-je dire laboratoire, se trouvaient des centaines de bouteilles, petites ou grandes, contenant tous les parfums imaginables se rapportant au vin. Il est celui, après tout, qui a créé la définition aujourd’hui courante et universelle de l’odeur du vin. Une véritable science. Comme je le mentionnais au début, le vin est un bien culturel. Dans la mythologie déjà, le vin trouvait sa légitimité dans « La légende dorée des Dieux et des Héros» à Dionysos ou Bacchus, nous fortifie dans cette idée que le jus fermenté de raisins frais est une boisson digne de notre admiration et des mérites que nous lui accordons. Dionysos fut, d’abord, le Dieu de la sève; s’il s’arrêta au Vin par la suite, c’est que, sans nul doute, il le considéra comme la première des sèves terrestres. Dans cet ordre d’idées, une charmante petite histoire que je ne peux pas résister de vous réciter:

La légende de la vigne

Dionysos ou Bacchus, encore enfant, fit un voyage en Hellena, pour se rendre à Naxia. Le chemin étant long, le jeune dieu, fatigué, s’assit sur une pierre pour se reposer et vit à ses pieds un peu de verdure qui sortait de la terre. Il la trouva si gracieuse qu’il pensa tout de suite à l’emporter pour la replanter chez lui; il la déracina et la prit dans sa main; mais, comme il faisait très chaud, il craignit que le soleil ne la desséchât avant son arrivéeUn os d’oiseau se présenta à ses regards; il y introduisit la racine et poursuivit sa route. La vigne croissait si vite dans la main de l’enfant que bientôt elle dépassa l’os de l’oiseau. Apercevant un os de lion beaucoup plus gros que l’os d’oiseau, il y introduisit ce dernier avec la plante qu’il contenait. Celle-ci, croissant toujours, déborda l’os de lion. Alors Dionysos, ayant trouvé un os d’âne plus gros que celui de lion, y mit celui-ci avec l’os d’oiseau et la plante merveilleuse. Il arriva enfin à Naxia.

Quand il voulut repiquer la plante dans son jardin, il s’aperçut que les racines s’étaient si bien enchevêtrées dans l’os d’oiseau, l’os de lion et celui de l’âne, qu’il était impossible de les dégager. Il planta donc l’arbrisseau tel quel, étant plein de sens, comme un dieu qu’il était. La vigne crût rapidement. À son grand ravissement, elle portait des grappes merveilleuses aux teintes d’ambre et de pourpre, couleur de soleil et couleur de sang; il les pressa et en fit le premier vin qu’il donna à boire aux hommes. Et alors Dionysos fut témoin d’un prodige: Quand les hommes commençaient à boire, ils se mettaient à chanter comme des oiseaux; Quand il buvaient davantage, ils devenaient forts comme des lions; Quand ils buvaient trop, ils devenaient bêtes comme des ânes. Il faut retenir cet enseignement de la sagesse antique. D’après Maurice Des Ombiaux

D’après les trouvailles faites dans les terrains tertiaires et quaternaires, on place ordinairement l’origine de la Vigne sur les flancs du Caucase, en Géorgie, et sur le mon Ararat, en Arménie où, d’ailleurs, d’après la légende, Noé aurait atterri avec son Arche et sauvé cette plante merveilleuse qu’il a ainsi léguée à l’Humanité. C’est dans la littérature avant tout que de nombreux auteurs connus ont fait référence au vin depuis l’Antiquité, je pense à la mythologie grecque jusqu’à aujourd’hui. Par exemple:

Hafiz dans ses poèmes (Le sourire)

Rablais dans « Les paradis artificiels»

Montaigne dans ses différents essais (L’art de boire)

Baudelaire dans « L’Ame du vin»

Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra» le chant de l’ivresse

Rilke dans « Le Quatraine Valaisan»

même Goethe a écrit un Epigraphe se référant à Hafiz

… et bien d’autres …

Depuis des siècles, le vin est l’objet d’étude des lettres, des sciences naturelles et même de la médecine. En 1960 déjà, dans son livre « Vin et santé », le docteur Jean-Max Eylaud, secrétaire général et fondateur en 1929 du « Comité Médical International pour l’Etude Scientifique du Raisin et du Vin », présidé par le Professeur Georges Portmann a écrit sur «les vertus hygiéniques et thérapeutiques du vin». Aujourd’hui, la médecine reconnaît que le vin consommé avec sagesse est salutaire. Le docteur Eylaud a également écrit un livre plein d’humour intitulé «Mémoires du vin», illustré entre autre par Raymond Gautier Constant et préfacé par Raymond Oliver, et que j’avais personnellement publié en son temps.

Dans le domaine de la peinture, ce sont surtout les vignobles et le travail de la vigne qui ont servi de sujet à différents peintres. Le grand peintre et graphiste suisse Hans Erni a illustré un merveilleux livre de textes d’écrivains très connus. Cette œuvre, «Ivresse, la vigne et le vin», édité en 1962, est une synthèse géniale de la littérature et du graphisme sur le thème du vin. Une estampe également intéressante, recouvrant tout le mur d’une pièce (environ 15 mètres sur 2.50), «La Bachenade» a été réalisée par Hans Erni à l’Hôtel Continental à Lausanne. En musique, il y a avant tout beaucoup de magnifiques chants consacrés au vin, et ce dans toutes les langues, qui dégagent bonheur et sociabilité. Même dans l’astrologie, les caractéristiques du vin et celles de l’homme d’après leur zodiaque trouvent aujourd’hui de la résonance. Cela me fait penser, il y a 25 ans, en 1978, j’ai rédigé ensemble avec un astrologue, un petit livret amusant attribuant à chaque zodiaque une région viticole. Bien entendu, avec la remarque « se non è vero, è ben trovato »!

Toutes ces caractéristiques que l’on peut attribuer au vin témoignent de la grande importance qui lui est accordée. Comme avec le plaisir immédiat que procure Mozart, Ravel Beethoven, etc., dans une salle de concert, la jouissance de Grands crus est réservée à une minorité de consommateurs. Aussi bien en ce qui concerne la musique que le vin devenu art, nous ne pouvons pas nous abstenir de parler de consommateurs. Ces deux styles d’art ne sont cependant pas une fin en soi, leur succès dépendant bien plus de l’opinion des consommateurs au sens large.

Vaste choix dans les nouvelles offres

Au bon vieux temps, on buvait uniquement le vin de la région, et dans le meilleur des cas, celui du pays. Le marché international du vin remonte au 14ème siècle, lorsque les Anglais, qui eux-mêmes ne produisaient pas de vin, importèrent «le Claret» – comme ils le nommaient – du Bordeaux voisin, et l’emmenèrent entre autres jusque dans leurs colonies. C’est avec la naissance du tourisme que les consommateurs prirent plaisir au vin, avant tout en France, et c’est par ce biais que le vin devint une marchandise convoitée. Aujourd’hui, c’est pareil avec la musique. Grâce aux disques, CD, cassettes audio et plus récemment le DVD, grâce à la radio et la télévision, la jouissance de chefs d’œuvre musicaux est devenue accessible à des millions de personnes et n’est plus seulement réservée à une élite.

Dans le domaine du vin, le développement scientifique de la vinification, l’exploration de nouveaux terrains de culture sur tous les continents, la découverte et les soins de nouveaux cépages ont grandement élargi l’offre de vins de haute qualité à travers le monde. Grâce à un marketing professionnel, aux nouvelles possibilités de communication et de transport, à la suppression partielle des barrières douanières et au marché international, la jouissance de vins remarquables a été rendue possible à des millions de consommateurs, qui, auparavant, n’avaient pour ainsi dire jamais bu de vin. Les USA en sont un exemple typique. Dans les années quarante et cinquante, je me souviens, pratiquement aucun vin n’était servi, si ce n’est dans certains restaurants très exclusifs. C’est seulement avec la culture de leurs propres vignobles que les Américains ont découvert le vin. Aujourd’hui, ces vins, dont certains sont de remarquable qualité, sont reconnus à travers le monde entier. De surcroît, à ce jour d’ailleurs, les USA font partie des plus grands consommateurs de vin.

Il y a des années, la provenance de grands vins était réduite à la France. Les noms des grands crus résonnent encore comme de la musique aux oreilles des connaisseurs. Bien que la France, encore aujourd’hui, produise plus de grands vins que n’importe quel autre pays, elle doit de plus en plus se confronter à une sérieuse concurrence qui ne cesse de croître dans d’autres pays et d’autres continents. Même en France, les cartes contiennent des vins de provenance des plus diverses. Lorsqu’en Suisse les premiers vins provenant de Californie, d’Afrique du Sud, d’Amérique du Sud et d’Australie furent mis en vente, certaines consommatrices et certains consommateurs ont refusé, pour des raisons écologiques au départ, d’acheter du vin qui avait voyagé autour du monde. Le sujet du transport n’est plus au premier plan aujourd’hui. La qualité et la diversification du plaisir comptent bien plus pour les connaisseurs, devenus curieux.

À cette augmentation de la production, avant tout sur les nouveaux continents, s’oppose dans le monde entier un accroissement considérable de la consommation. La concurrence dans ce marché global touche en premier lieu les petits, même les moyens territoires et la production de grande masse. Cela est visible au travers des annonces quotidiennes que font les grands distributeurs, dans lesquelles ils proposent des vins à un coût qui couvre à peine les fiais de production. Sans parler des frais de transport. Au contraire, les grands crus dont la production est limitée profitent du marché global, qui se traduit par des prix en constante hausse, car un envol croissant de consommateurs désire en avoir dans le monde entier pour prestige. D’autre part, les vins provenant de parcelles soignées, relativement petites et bien situées, je pense par exemple à nos vins suisses, trouvent toujours preneur – en général des habitués – et ceci grâce à une qualité constante, innovatrice et connue pour un prix tout à fait raisonnable.

Un consommateur de plus en plus critique 

Dans les rubriques des différents journaux et revues qui portent sur le savoir-vivre et les plaisirs de la vie, le thème du vin est traité en détail; les magazines scientifiques ou destinés aux managers consacrent à l’art du vin des chapitres entiers; la littérature sur le vin, les lexiques sans compter les offres de vins richement documentées des commerces de vins transmettent un savoir à profusion. C’est ainsi que les consommatrices et les consommateurs sont toujours mieux informés, ce qui accroît fortement l’intérêt général pour le vin et son art dans de nombreux cercles. Des consommateurs bien informés deviennent aussi plus difficiles et plus critiques. Ils ont leur mot à dire quand il s’agit de qualité et de provenance. Comme pour tout article de consommation et offre de services, le rapport qualité-prix est passé à la loupe.

Contrairement au passé, quand les consommateurs étaient divisés en classes possédant un pouvoir d’achat défini et se comportaient en conformité avec cette classe, les habitudes de consommation se sont radicalement modifiées. Peut-être se contente-t-on une fois d’un sandwich avec un petit vin de table, une autre fois s’offrira-t-on un moment exquis avec un vin non moins exquis. Bien des cuisiniers amateurs – les cuisinières ne sont qu’à peine évoquées – sont fiers de leur art culinaire et aiment gratifier leurs hôtes d’un vin particulièrement bon. Plusieurs maîtres de maison soignent leur cave avec beaucoup de compétence en la matière et peuvent en parler passionnément pendant des heures. Un cellier bien garni est un symbole statutaire à ne pas sous-estimer. Celui qui est en mesure d’offrir un Premier Grand Cru (classé) peut compter sur l’affluence et les éloges de ses invités. Beaucoup de fierté, d’amour du vin et également un peu de snobisme sont associés avec sa propre cave. Certains consommateurs, toutefois ni vrais jouisseurs ni amateurs, boivent des grands crus et visitent des concerts exclusifs uniquement parce que c’est de bon ton.

Avec les ventes aux enchères, le vin est également devenu une valeur spéculative; soit que de jeunes familles ont liquidé la belle cave de leurs parents et grands-parents, soit que de gros achats spéculatifs de la vente en primeur sont remis au marché par tranche aux enchères. Les prix pour les vins haut de gamme sont poussés à l’infini. Christie’s, la maison de vente aux enchères bien connue a, pour la première fois en 1966, mis un vin aux enchères et ainsi assimilé le vin aux bijoux, aux meubles de valeur et aux peintures. Lors de sa dernière vente aux enchères à Genève le 12 mai 2002, elle a proposé une douzaine de Château-Pétrus Vintage 1982 pour un montant de CHF 32’000. Les recettes des deux maisons de vente aux enchères internationales Christie’s et Sotheby’ s pourraient se monter à près de CHF 100 millions par an, sans compter les ventes de vin aux enchères de maisons nationales et régionales. Je ne veux pas me perdre dans des statistiques que vous connaissez sûrement mieux que moi. Un fait, toutefois, n’a jamais été saisi par les statistiques: le lieu de consommation du vin.

Par expérience et après une observation longue de plus de plusieurs années, il est admis que la consommation de vin, qui a longtemps prédominé dans les bistrots, cafés et restaurants, s’est maintenant déplacée en majorité dans des domaines privés. Un nombre incalculable de personnes associent le vin avec le plaisir, la joie de vivre et le contact avec autrui. Partager des émotions aussi bien que des idées autour d’un verre de vin est un désir que chacun a une fois formulé. Le vin en tant que produit de consommation apprécié, en tant que partie intégrante de la culture et de la qualité de vie est toujours plus demandé. Il est bien égal qui, comment, quand et par qui le vin est offert et apprécié, le consommateur a toujours le dernier mot. Pour les producteurs qui offrent de la qualité et qui sont capables de déclencher passion et fascination avec leurs vins, le succès n’est pas loin.