C’est à travers la définition même du « vin noble » que nous pouvons aborder le rôle joué par les Hollandais au cours des siècles. Rien n’aurait pu laisser imaginer au départ l’impact de ce peuple du nord de l’Europe dans l’histoire de la viticulture mondiale.
A) UN VIN NOBLE SE DEFINIT TOUT D’ABORD PAR SON HISTOIRE ET SES ORIGINES
Tout débute au XVIIe siècle que l’on peut qualifier de « Siècle des Hollandais ». Ces derniers deviennent à cette époque les maîtres de la navigation mondiale. L’essor de la puissance commerciale hollandaise va avoir d’importantes conséquences sur l’économie française et européenne. On assiste à une rupture totale avec les pratiques du Moyen Age. A l’instar de leur suprématie sur les mers, les Hollandais vont régner à partir des côtes (atlantiques) sur le monde du vin, apportant transformations et modifications pour répondre à leurs besoins. En l’espace de quelques décennies, les Hollandais vont prendre la place des Anglais qui jusqu’alors détenaient la maîtrise quasi-totale du commerce des vins. La demande hollandaise n’est pas la même que celle des britanniques. Dans un premier temps, la quantité est privilégiée sur la qualité. La Hollande a besoin de vins pour l’exportation à destination de ses lointaines colonies, mais aussi pour la distillation.
Pour répondre à cette forte demande, de nouveaux vignobles vont voir le jour, comme par exemple :
– En Afrique du Sud : Jan van Riebeck, navigateur hollandais, débarque au Cap en 1652 et y fonde la Compagnie des Indes Orientales. C’est la naissance du vignoble Sud-Africain avec l’arrivée des premières boutures de vignes hollandaises (les colons hollandais y introduisent des cépages originaires de la vallée du Rhin). La première vendange a lieu en 1659. Mais ce n’est vraiment que vers 1679, avec l’arrivée du gouverneur Simon van der Stel que la viticulture se développe. Il est le créateur du mythique domaine de Constantia, superbe propriété des environs du Cap ; il va transmettre son savoir-faire aux fermiers qui s’installaient dans cette région, notamment autour de Stellenbosch, secteur vallonné réunissant les conditions idéales pour l’aventure viticole.

Les Hollandais seront aidés 20 ans plus tard dans leur entreprise par l’arrivée de protestants d’origine française chassés de leur pays (savoir-faire, introduction de nouveaux cépages comme le chenin, etc), dans la vallée de Franschhoek (le « coin français »). Le vignoble de la vallée de la Loire sera agrandi à la même époque. Sous l’influence des marchands Hollandais, le vignoble nantais s’est développé pour répondre aux besoins en vins blancs destinés à la distillation. Une sélection de cépages s’est alors opérée : « le Melon de Bourgogne », ancêtre du Muscadet que nous connaissons aujourd’hui, a été introduit dans cette région.
L’ouverture vers d’autres civilisations, permise par les nombreux voyages de la flotte hollandaise, va engendrer une évolution du goût, qui elle-même participera à certains bouleversements de l’histoire de la viticulture. Le goût a connu plusieurs variations d’un peuple à un autre et d’une époque à une autre. C’est au cours des XVIe et XVIIe siècles que l’on constate les plus importants changements. La mode était jusque là dominée par une nourriture salée et relativement acide. Avec la découverte des épices et des fruits exotiques dans les nouvelles colonies dès 1492, les goûts évoluent vers des aliments plus sucrés, plus doux.

Une nouvelle mode va alors se développer, en Hollande, avec un réel engouement pour les vins blancs liquoreux. A partir de là, ce nouveau goût va se propager en Europe et dans les colonies. Il va donc falloir trouver de nouveaux lieux de production, parallèlement aux vignobles classiques.  C’est donc pour répondre à cette demande, que les négociants hollandais vont être, sans le savoir, à l’origine de la naissance de la plupart des régions de production des grands vins blancs liquoreux que nous connaissons aujourd’hui. Plusieurs exemples peuvent être cités :

• Le Vignoble de Bergerac (Dordogne – France)
Le Monbazillac : les marchands hollandais vont mettre la main sur l’économie locale et orienter la production vers des vins blancs liquoreux, appelés alors « vins musquats », origine du « grand vin de Bergerac » (Monbazillac d’aujourd’hui), appelé aussi « le Madère du Périgord » par les Hollandais. Cette « domination hollandaise » durera ici près de deux siècles, jusqu’à la Révolution.
b) Les vins rouges très corsés et foncés : quelques décennies plus tard, ce même vignoble bergeracois se reconvertit pour produire des vins rouges très corsés et foncés pour répondre à la forte demande du marché hollandais. A l’inverse de la clientèle anglaise habituée au « vin clair » – claret – , les Hollandais sont friands de vins rouges forts et très colorés. Les vins de Cahors (comme ceux de Gaillac) seront aussi concernés par ce phénomène. Les marchands hollandais en seront de formidables ambassadeurs dans toute l’Europe.
• Sauternes et Barsac (France) :
Là aussi, c’est au XVIIe siècle, sous l’influence commerciale de ces marchands hollandais, qu’on voit émerger dans le Bordelais autour de Langon et de Barsac un nouveau vignoble produisant des vins blancs doux et liquoreux (contrairement au reste de cette région). Les grands vins de Sauternes et Barsac sont en train de naître. Les Hollandais y trouvent l’avantage de pouvoir venir chercher le vin directement dans les ports fluviaux que sont Barsac ou Langon… Cette orientation, vers les vins blancs liquoreux, permettra à cette région d’échapper à la crise viticole qui sévit dans tout le bordelais suite à l’instauration de pratiques douanières prohibitives par les anglais à l’encontre du claret en 1679.
• Afrique du Sud :
Le vin de Constance (mythique vin de dessert issu de muscat) dont l’histoire a commencé avec l’arrivée du gouverneur hollandais Simon Van der Stel, même si c’est réellement dans la 2e moitié du XVIIIe siècle, à partir de 1778, avec l’arrivée de Hendrik Cloete (plantation de nouvelles vignes) que ce vin légendaire atteint une très grande renommée. Ce vin était apprécié de nombreux poètes ou souverains : on raconte que Napoléon Ier l’appréciait beaucoup et en but pendant son exil sur l’île de Ste-Hélène (déclin à partir de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970).
B) UN VIN NOBLE SE DEFINIT AUSSI PAR SES TECHNIQUES DE PRODUCTION ET DE CONSERVATION
Une partie importante des vins achetés alors par le négoce hollandais est destinée à l’exportation vers les lointaines colonies de la Hollande (exemple de Java, des comptoirs de Bornéo en Asie ou encore du Surinam en Amérique). Le problème du transport se pose et la capacité de conservation de ces vins devient un enjeu capital. Comment conserver ce breuvage au cours des longues traversées en mer ? Pour remédier à ce problème récurrent, les marchands hollandais vont introduire de nouveaux procédés de vinification, bouleversant ainsi volontairement ou non, des habitudes vieilles de plusieurs siècles. Révolutionnaires, les nouvelles méthodes introduites par ces marchands hollandais pour conserver les vins vont être accueillies par les populations locales avec beaucoup de méfiance. Pour Bordeaux et Nantes par exemple, tout cela n’est que synonyme de « frelatage ». On peut souligner l’attitude de Montesquieu lui-même qui se refusait à vendre ses vins aux Hollandais par crainte que ceux-ci ne les frelatent et n’altèrent ainsi leurs goûts. Quelles sont donc ces nouvelles techniques venues du Nord de l’Europe, si critiquées à l’époque ?

1) La généralisation de l’utilisation de « l’allumette hollandaise » (soufrage ou méchage)
La plus connue est sans aucun doute l’usage du soufre que les marchands hollandais avaient pour habitude de brûler dans les fûts de chêne, avant de les remplir de vin. Ce procédé, déjà connu dans les pays du Rhin, permettait de bloquer partiellement la fermentation des vins doux pendant leur transport. Louis Pasteur démontrera, deux siècles plus tard, l’importance d’un tel procédé : le soufre agissant en effet en qualité d’agent anti-bactérien et offrant ainsi une protection au vin, malgré une qualité de barrique très souvent médiocre (de nombreux procès à cette époque opposaient les charpentiers de barriques ou tonneliers aux propriétaires de crus dont une partie de la récolte était souvent perdue du fait de la mauvaise qualité des bois ou de l’assemblage des douelles…).
NB : Dans les premiers temps, à ce procédé, était généralement associé un mélange d’aromates tels que des poudres de girofle, de cannelle, de gingembre, de fleur de thym, de lavande, etc. pour atténuer les odeurs de soufre parfois tenace souvent encore trop fortement dosé. Sans pouvoir donner d’explication à ce phénomène, les Hollandais avaient, non seulement transformé un vin « à boire rapidement » en « vin de garde » et ont ainsi permis de découvrir tous les bienfaits du vieillissement du vin…
2) La distillation de certains vins peu alcoolisés
Les vins peu alcoolisés et donc peu enclins à supporter de longs voyages dans les cales des navires vont être distillés et cette pratique va se généraliser au XVIIe siècle dans toute l’Aquitaine. Les eaux de vie achetées par les Hollandais deviennent ainsi l’un des principaux produits exportés du Sud-Ouest français et, grâce à eux, sont consommées et reconnues dans le monde entier. La région de Cognac est concernée au plus haut point par ce phénomène. Au XVIe siècle, cette région connaît une surproduction de vins, faiblement alcoolisés et difficilement transportables en l’état. Les marchands hollandais ont alors l’idée de les distiller sur place. Ils en font des vins brûlés, « brandwijn » en néerlandais. Ce terme donnera plus tard le terme de « Brandy ». Une fois distillés, ces vins souffrent moins durant le voyage. Le petit vin de rotchell » (La Rochelle, alors principal port d’exportation) plus correctement appelé « Cogniacke » était né. Un siècle plus tard, les Cognacais vont améliorer le système hollandais en procédant à une double distillation. C’est enfin par hasard, suite à des retards de cargaisons que les producteurs vont se rendre compte que l’eau de vie se bonifie lorsqu’elle reste stockée dans des fûts de chêne. Donc, là encore, indirectement, les négociants et armateurs hollandais ont joué un rôle important. (Exemple aussi des eaux de vie d’Armagnac)
3) Les vins mutés…
Ministre de Louis XIV, Colbert promulgua dans les années 1660 plusieurs édits visant à taxer ces eaux de vie (véritable déclaration de guerre commerciale faite à la Hollande), annonçant le conflit ouvert entre ces deux pays à partir de 1672. Les marchands hollandais cherchèrent alors à s’approvisionner ailleurs, en particulier dans la péninsule ibérique. Ils s’intéressèrent plus particulièrement aux vins de Xérès en Espagne, encore peu appréciés, mais qui ressemblaient aux vins forts produits à Gaillac, à Cahors en France. Les vins de Malaga plus liquoreux firent aussi l’objet de toutes leurs attentions. La forte demande des Hollandais, suivis quelques années plus tard par les Anglais, contribua au développement de ces vignobles hispaniques. La production de ces régions se révélant insuffisante, les Hollandais se tournèrent alors vers le Portugal, la région de l’Alto Douro. C’est à cette époque (fin XVIIe) qu’apparurent dans le commerce international les vins de Porto… Un siècle plus tard, vers 1790, les vins de Porto étaient devenus des vins mutés (rajout d’eaux de vie) de qualité supérieure…
C) UN VIN NOBLE, C’EST AUSSI UN TERROIR
1) Amélioration des terroirs / assèchement des marais : cas de la région Médocaine
Jusqu’au XVIIe siècle, le Médoc était une région très marécageuse et de ce fait fort inhospitalière. Par l’édit du 8 avril 1599, Henri IV décréta la nécessité d’assécher tous les marais du littoral. Ne rencontrant aucun esprit aventureux parmi ses compatriotes, pour se lancer dans cette aventure, il fit appel aux Hollandais (passés maîtres dans ce type d’ouvrages) et confia à un brabançon (né à Bergen-op-Zoom), Maître Humphrey Bradley (avec le titre de « Maître des digues »), la concession des travaux. Dans le Bordelais, le maître d’oeuvre fut Conrad Gaussen (assèchement des marais autour de Bordeaux et Blanquefort). De nombreux flamands vinrent dans les premières années du XVIIe siècle en Médoc où ils asséchèrent les fonds de l’Estuaire (les Mattes) aidés dans leur entreprise par la main d’oeuvre locale. Certains noms de lieux actuels sont les témoins de leur passage (ex : « Polder de Hollande » à Lesparre). Que serait devenu le Médoc sans leur intervention ?
2) Premières analyses de sols
De la sélection des meilleurs terroirs pour implanter un vignoble dès le XVIIe par les Hollandais en Afrique du Sud (exemple du vignoble de Constance avec travaux du gouverneur hollandais Simon Van der Stel : analyses des sols, de la meilleure exposition, plantation de 70 000 pieds de muscat de Frontignan) à la pertinence des travaux de Kees van Leeuwen, un des meilleurs spécialistes actuels des terroirs viticoles dans le monde.
D) DERRIERE UN VIN NOBLE SE CACHE AUSSI DES HOMMES
Dès le XVIe siècle, les Hollandais ont tenté de s’intégrer aux populations des grandes régions productrices de vin. Cette intégration a été longue et difficile. Emigrés le plus souvent économiques, plus qu’émigrés politiques, les négociants et armateurs hollandais s’attirèrent très vite une certaine rancoeur de leurs homologues nantais ou bordelais ; cette situation les obligea à vivre en clans quasi-fermés. Au fil des décennies, la méfiance suscitée s’envola peu à peu et des liens (associations avec des marchands de la région, mariages…) se tissèrent avec les acteurs économiques locaux leur permettant ainsi de mieux comprendre et par là même de mieux contrôler le commerce mondial des vins.
Quelques exemples :
1) Au sein du commerce :
D’importantes maisons de négoces furent fondées par des Hollandais à Bordeaux. La Maison Beyerman, fondée en 1620 par un armateur hollandais, Jean-Simon Beyerman (originaire de Rotterdam). C’est la plus ancienne maison de négoce de vins de Bordeaux encore en activité et dirigée jusqu’en 1973 par la même famille. Les grands chais de cette maison étaient situés sur les quais. Au début du XVIIIe siècle, les exportations de cette maison représentent près de 45 000 bouteilles vers la Hollande. La Maison Mälher, originaire aussi des Pays-Bas, partageant longtemps son temps entre le commerce textile et le négoce des vins fins, à Arnhem. En 1905, le fondateur de la dynastie franco-néerlandaise, Frédérick (1868-1952) épouse Marguerite Besse (famille d’armateurs bordelais) et s’installe à Bordeaux où il crée une société de négoce de vins fins…
2) Au sein des propriétés :
Château La Lagune : les Hollandais y plantèrent vraisemblablement les premiers pieds de vignes au XVIe siècle.
Château Lafite Rothschild : Achat le 12 septembre 1797 du domaine par Jean de Witt, citoyen hollandais qui revendit très vite à 3 autres négociants hollandais (le baron Jean Arend de Vos Van Steewyck, Othon Guillaume Jean Berg et Jean Goll de Franckenstein) jusqu’en 1818. De ce court passage de Jean de Witt, le château hérite d’une remarquable lignée de régisseurs dont le premier d’entre eux (Joseph Goudal) gèrera de manière remarquable le domaine pendant la première partie du XIXe siècle.
Château Haut-Brion : achat par Jean-Henri Beyerman en 1825 (jusqu’en 1835 date de son décès). Château Marquis d’Alesme Becker : propriété lors du classement de 1855 d’un négociant hollandais : Bekker Terlink…
Château Cantemerle et Château Tour de Mons : descendants Beyerman (familles Binaud et Dubos), propriétaires de ces deux domaines au début du XXe siècle.
Château Palmer : en 1938, association des familles Sichel, Mälher-Besse, Ginestet et Miailhe, pour reprendre le domaine et donner au château le rang qu’il a aujourd’hui. Développement des exportations de vin de Palmer vers les Pays-Bas, l’Allemagne, la Belgique, les colonies néerlandaises, l’Europe Centrale et la Russie…
Château Giscours et Château du Tertre : on ne peut pas ne pas mentionner Eric Albada-Jelgersma, important homme d’affaires néerlandais, pour qui certains de ceux qui sont parmi nous aujourd’hui ont beaucoup d’admiration, tant pour l’homme que pour ce qu’il a accompli au Château Giscours depuis 1995 et au Château du Tertre depuis 1997.

CONCLUSION
Le siècle des Hollandais marque incontestablement un tournant important pour la viticulture mondiale. C’est une véritable rupture avec la viticulture du Moyen-âge. Le premier pas vers la viticulture moderne et les vins de qualité. Si les Hollandais ont fortement marqué cette histoire de la viti- et de la viniculture, ils ne furent cependant que des précurseurs et depuis, nombre d’acteurs se sont attachés à faire évoluer le vin noble. Qu’il s’agisse des chercheurs des divers instituts d’oenologie dans le monde, des consultants que l’on retrouve aux quatre coins de la planète, mais aussi des propriétaires qui investissent chaque année pour aller plus loin, de la distribution qui est devenue mondiale aujourd’hui et enfin des consommateurs dont l’ouverture d’esprit est plus variée grâce à l’information toujours plus nombreuse et pointue de nos amis journalistes. Tous ont la perception de cette notion d’unicité et de perfection qu’il faut atteindre. Le vin noble résulte de la Magie d’un lieu associée à une permanente recherche d’Absolu. Et je souhaiterais, pour terminer, vous dire toute l’admiration que je porte à l’Académie Internationale du Vin – qui incarne cette recherche d’Absolu-et rendre hommage à chacun d’entre vous pour ce que vous y accomplissez.

Genève – 04/12/2009