Novembre 2012

En 1395, Philippe le Hardi va donner à la Bourgogne viticole une orientation durable. Par un édit sentencieux, le Duc fait interdire ni plus ni moins la culture du « Gamez » en Côte d’Or. Un amour semble-t-il inconditionnel pour le Pinot Noir lui aurait inspiré cette mesure singulière qui va définitivement unir le destin du bourgogne rouge de la Côte d’Or avec ce noble et très ancien cépage.

Du mariage de Philippe le Hardi avec Marguerite de Flandre naquirent dix enfants. Sixième de cette descendance, Marie de Bourgogne vit la lumière un matin de septembre en 1380.  Non, ce n’est pas la Grande Marie, celle que l’Histoire retiendra généralement sous ce nom, qui elle, naîtra plus tard de l’union de Charles le Téméraire et d’Isabelle de Bourbon. Notre Marie en question épousera à 21ans Amédée VIII, d’abord Comte puis Duc de Savoie. A cette époque, la grande majorité de ce qui constitue l’actuel Pays de Vaud était savoyarde. Seule une petite partie vers le lac de Neuchâtel était sous l’autorité des Comtes de Chalon, par conséquent franc-comtoise et quelques terres appartenaient à l’évêché de Lausanne, notamment une grande partie des magnifiques vignobles de Lavaux défrichés par des armées de cisterciens durant l’effervescence monastique qui caractérise le tournant du millénaire.

Ainsi, par son mariage avec Amédée VIII , Marie de Bourgogne devint notre Duchesse à nous les vaudois. Cette époque savoyarde profita beaucoup au Pays de Vaud, à commencer par une prospérité rayonnante à laquelle l’agriculture et la viticulture, dont l’essor est grandissant, apporteront une contribution importante. Lorsque, au début de 1420, Marie porte pour la neuvième fois un enfant, son inquiétude est grande. La peste sévit du côté de Chambéry et notre Marie a déjà perdu cinq de ses huit premiers enfants. C’est dire si elle entreprit tout ce qui était en son pouvoir pour trouver loin des tracas de la cour et de la plèbe gémissante, un site d’accueil calme et propice à un repos protecteur.

Pour asseoir sa souveraineté sur les terres vaudoises, La Maison de Savoie avait construit un certain nombre de villes, parachevées d’un château, à des endroits stratégiques. C’est le cas de la Ville de Morges construite d’autorité en 1286 pour couper en deux les terres d’un évêque hégémonique à Lausanne et propriétaire d’un bourg construit un peu plus loin en direction de Genève, sur un promontoire sableux au bord du lac Léman, qui a été baptisé Saint-Prex. Les Savoies aimaient passer régulièrement quelques bons moments autour du lac Léman que ce soit à Ripaille du côté de Thonon, ou à Chillon, une majestueuse forteresse magnifiquement située au passage nord-sud, ou encore à Morges, notamment pendant la période estivale, pour profiter de la douceur du climat et de la beauté du paysage. Marie connaissait ce petit bourg de Saint-Prex. Elle savait qu’il conviendrait parfaitement à sa quiétude.

Malgré les inévitables conflits d’intérêts qui ont généralement illustré une lutte pour le pouvoir entre les nobles et l’Eglise durant de nombreux siècles (les places au Paradis se négociaient à prix fort!), Marie n’hésita pas à solliciter Amédée VIII, lui intimant de voir avec l’évêque de Lausanne si une villégiature dans sa propriété de Saint-Prex était envisageable. Amédée était plutôt apprécié du Clergé, étant lui-même très croyant, pieux et dévot. Plus tard, il sera même élu Pape sous le nom de Felix V, ou anti-Pape, c’est selon, puisque qu’il fut le dernier Pape reconnu du schisme. Il obtient donc sans problème la permission de l’évêque. Un document des archives de l’évêché de Lausanne en atteste.

L’accueil réservé à Marie a semble-t-il été enthousiaste. Il faut dire que les Savoie ne sont pas de ces Seigneurs oppressants et raquetteurs, ils vouent à la population une estime et un respect rare pour l’époque et elle le lui rend bien. Le séjour se passe à merveille et, le 7 août 1420, naît à St-Prex une petite Marguerite de Savoie en pleine forme. C’est pour remercier les gens de Saint-Prex que Marie de Bourgogne aurait fait apporter, ce début d’automne 1420, des Chapons de «Salvagnin», son cépage préféré. C’est ce que pense avec beaucoup de pertinence Jacques Dubois dans son étude historique sur le vignoble vaudois.

Dès lors, depuis 1420, le Salvagnin est cultivé dans la région morgienne. Jusqu’à preuve historique contraire peu probable, il s’agirait de la plus ancienne culture du Pinot Noir en Suisse. Etait-ce par atavisme? Toujours est-il que Marie vouait, semble-t-il autant que son père, une admiration sans borne pour ce cépage. Toujours selon Dubois, dans d’autres textes puisés dans les archives, nous pouvons lire entre autre que, présente à Ripaille, elle ordonne que soit fait un inventaire précis des fûts de son très cher «Servagnin». «Salvagnin, Servagnin, Sauvagnin, Servignier». Nous retrouvons ces différentes formes de noms et bien d’autres dans les textes archivés. Ils nous rappellent que la synonymie de l’époque était grande, en particuliers celle du Pinot Noir. Durant sa longue histoire chez nous, il s’imposera sous le nom de «Salvagnin».

Difficile de connaître l’étendue de sa propagation. Les anciens textes ne font que peu, voire pas d’allusion aux cépages. Pire, il n’est que rarement fait mention de la couleur des vins, qui fera l’objet comme chacun sait, de grands débats entre les tenants de la tradition des vins Clarets à Bordeaux, carmins en Bourgogne et quelques révolutionnaires qui prônent une évolution vers des vins macérés, donc rouges et noirs. Dans tous les cas, à l’époque qui nous occupe, la couleur n’avait pas l’importance que nous lui accordons aujourd’hui.

Une chose est sûre, la notoriété du Salvagnin est grande, la qualité de son jus est reconnue. Plusieurs textes nous disent en substance qu’il a apporté un raffinement certain aux vins issus de raisins rouges jusque-là cultivés en terre vaudoise, très majoritairement issus d’une rustique Mondeuse noir qui a étonnement presque totalement disparu du paysage viticole vaudois contemporain. Dans son ouvrage «L’art du vigneron», édité en 1798, le Citoyen Reymondin de Pully en Lavaux précise que bien qu’ayant peu de vignes de raisins noirs en Pays de Vaud, il croit utile de consacrer un chapitre sur : «La manière de conserver long-tems le vin Salvagnin». Entre autres moyens, évoquant sa fragilité, il dit qu’il est possible de le renforcer par addition d’un vin plus rustique, laissant sous-entendre son raffinement.

Sans pouvoir en préciser avec certitude l’importance, nous pouvons postuler que, fort de sa notoriété, le Salvagnin avait gagné une place de choix parmi les cépages rouges cultivés dans le Pays de Vaud et également du côté de Genève. Dans une étude sur le Salvagnin, Jean-Denis Galland nous apprend qu’en 1541, le Salvagnin se vend 18 deniers le quarteron, les autres vins n’en valant que 8. Plus loin, un règlement de la chambre genevoise du commerce de 1786 nous montre que généralement, les vins de Mondeuse sont utilisés pour les besoins domestiques, alors que ceux de Salvagnin se vendent à la ville et chez les nobles. Dans la même étude, on apprend que même Voltaire, autarcique dans son château de Ferney, cultivait du Salvagnin.

Le Phylloxéra viendra naturellement modifier considérablement le vignoble vaudois, qui comme souvent ailleurs, rétrécit de façon substantiel. Seuls les meilleurs terroirs seront replantés. C’est à ce moment-là qu’apparaîtront, comme chacun sait, le greffage, et par la même occasion le clonage. Naturellement, il a été greffé du Salvagnin à côté d’autres Pinots Noirs repris ici ou là, ainsi que de nouvelles sélections bourguignonnes. Pour le distinguer parmi les Pinots, notre Salvagnin sera dès lors commercialisé sous le nom de «Salvagnin de Saint-Prex» ou plus rarement sous «Vieux plant Salvagnin».

L’encépagement en Pinot Noir restera malgré tout relativement faible. Le vaudois étant depuis toujours viscéralement attaché à son cépage blanc autochtone, le chasselas, peu de place étant laissée à d’autres cépages. En 1939, l’encépagement rouge du vignoble ne représente que 20% de la surface et le Pinot Noir n’y est pas majoritaire. Cela varie également en fonction des régions. Celle de Morges à de tout temps été une région propice à la culture de raisins rouges, donc du Salvagnin.

Nous le savons tous, les objectifs de la production varient en fonction des époques, et celle des années de guerre ainsi que celle qui a suivi, ont été caractérisées par un productivisme obstiné. Le meilleur vigneron était celui qui produisait le plus. Diable, il fallait que la vigne nourrisse son homme! La production était sans aucune prétention, seule la quantité comptait. A ce jeu-là, évidemment, le Salvagnin n’était pas idéal. Fragile, capricieux, compliqué et peu productif, on lui préféra le gamay plus généreux. Les deux guerres vont fixer momentanément son destin, l’arrivée de plants directs, hybrides non greffés ne nécessitant que peu de soin et pas de traitement vont lui être quasiment fatal. Il ne subsiste alors que quelques ceps anecdotiques ici où là.

Marie de Bourgogne autant que Philippe le Hardi, les mains posées sur le cœur, se sont retournés dans leur tombe. Au début des années soixante, l’Office des Vins Vaudois, organe responsable de la promotion, cherche un nom de famille pour tous les rouges vaudois. La mode et l’efficacité de la communication l’exige. Il se rappelle au bon souvenir du Salvagnin et une demande officielle est faite auprès des autorités de Saint-Prex pour le droit à l’usage de ce nom qui, comme on l’a vu, est resté lié à la petite bourgade. Autorisation donnée, le Salvagnin devient un nom commercial regroupant l’ensemble des vins rouges vaudois tous cépages confondus. Il est encore en vigueur aujourd’hui.

En 1963, Pierre-Alain Tardy est un jeune vigneron de Saint-Prex. Ayant régulièrement entendu parler de ce fantomatique Salvagnin de Saint-Prex, lui-même de nature curieuse, il se met dans la tête de rechercher de par le Pays quelques reliques du dit cépage dans le but d’en cultiver à nouveau à Saint-Prex. Renseignements pris auprès des anciens vignerons du bourg,  il n’y a plus aucun cep de Salvagnin dans le vignoble du village. Une première piste pour retrouver le cépage du côté des Côtes de l’Orbe échoue. Voyant les premières grappes produites, les anciens sont unanimes : «Ce n’est pas du Salvagnin!».

Quelques années plus tard, à la verrée de fin d’année du Conseil Communal de Saint-Prex :  Pierre-Alain Tardy évoque encore une fois son souhait de retrouver ce fameux Salvagnin. «J’en ai, moi, à la maison !» lui lance avec un fort accent suisse-allemand un certain Werner Kaiser. Ce dernier d’expliquer, que contremaître dans l’entreprise locale de génie civil, il a été amené à arracher une vigne avec son trax pour exploiter une gravière à St-Prex même. Que ce faisant, un vieux vigneron du village l’avait interpellé lui disant : « Vous êtes en train d’arracher la dernière vigne de Salvagnin de St-Prex!».

Werner Kaiser eu un réflexe providentiel. Ayant lui-même une petite vigne devant sa maison,  il en transplanta trois pieds qu’il remit en terre devant son poulailler. Ce faisant, Werner Kaiser devenait le Noé du Salvagnin. Des trois pieds, un seul subsista. De cette souche mère saine et sauve, mais rachitique et en l’état improductive, Pierre-Alain Tardy, mué en moine cistercien du Salvagnin va, patiemment, années après années, prélever de menus greffons chétifs, jusqu’à reconstituer une petite vigne de quelques centaines de pieds. Sa joie est grande lorsque, présentant ses premiers raisins aux anciens du village, ceux-ci confirmèrent sans équivoque : «Oui, c’est bien du Salvagnin de Saint-Prex!». Aux commémorations du 750 ème anniversaire du Bourg de Saint-Prex en 1984, il est bu religieusement quelques premiers flacons du Salvagnin ressuscité. Il ne laissera à la mémoire que l’anecdote, la qualité du vin était semble-t-il approximative.

Quelques années plus tard, à sa demande, je fus appelé à vinifier le Salvagnin de Mr Tardy. Cette première expérience aurait pu en rester là. Malgré une attention particulière et une vinification précise, le résultat était décevant. Le vin se présentait avec une couleur terne et pâle, tel un œil-de-perdrix, l’acidité faisait défaut et l’alcool me brûlait la bouche. Pour autant, lorsque faisant abstraction de ces défauts, je me suis concentré sur son profil aromatique, j’ai perçu comme une lueur d’espoir. D’abord une certaine complexité, puis une originalité évidente et au final des nuances sauvages diablement sympathiques tout en restant civilisées. Sûr qu’il y a de la noblesse dans ce cépage mais pas dans cette interprétation-là!

Aussi, fort de ces quelques timides émotions gustatives, poussé par une certaine intuition, j’ai éprouvé de l’intérêt pour sonder plus à fond son réel potentiel. Dès 1990, plusieurs parchets sur différents terroirs sont replantés de Salvagnin. Les premières vinifications donnent des résultats qui vont au-delà de nos attentes et le charme opère. Les bruits vont vite autour de ces succès et de nombreux collègues dans notre région sont tentés par l’expérience, de sorte que de petits mais nombreux parchets de Salvagnin essaiment ici et là dans la région morgienne, aujourd’hui trente-sept parcelles pour un peu plus de sept hectares. Dès 1996 se pose la question de sa commercialisation. Alors président des vins de Morges et, à ce titre, responsable de la promotion de l’appellation, je vois une opportunité à faire valoir. L’histoire est belle, il serait idiot de ne pas en tirer profit. Dès lors, une table ronde est organisée, des commissions mises en place, des demandes officielles sont faites auprès des instances cantonales et fédérales.

Très clairement, l’usage du mot Salvagnin étant utilisé, comme nous l’avons vu plus haut, pour désigner l’ensemble des vins vaudois tous cépages rouges confondus, son usage était dans cette démarche impossible autant qu’inutile. Ainsi, puisant dans l’abondante synonymie du cépage, nous avons fini par choisir le nom de Servagnin, certes assez proche du précédent. Il nous est apparu comme étant le synonyme le plus juste et le plus souvent rencontré dans les textes anciens. Le «Servagnin» est alors enregistré auprès de l’Institut de la Propriété Intellectuelle. Sous ce nom, il devient une marque commerciale, propriété des «Vins de Morges», association promotionnelle de l’appellation qui fixe et contrôle les exigences requises pour avoir le droit à la marque.

Pour faire court, on retiendra que pour avoir le droit d’utiliser la marque «Servagnin», le vin ne peut être issu que de raisins de salvagnin de Saint-Prex de la sélection Tardy, cultivée dans le périmètre du lieu de production de Morges. Les rendements sont plafonnés à 50hl/ha. Les moûts doivent titrés au minimum 82 °Oe. La vinification doit se faire nécessairement dans des fûts en bois d’une contenance de 600lts au maximum durant un minimum de neuf mois. L’ensemble de l’affinage doit durer au minimum 14 mois et la commercialisation ne peut intervenir qu’à partir de 1er avril de l’année suivante. Les contrôles sont effectués par la Commission du Servagnin, qui visite systématiquement toutes les vignes et procède à trois dégustations durant l’élevage puis une dégustation d’agrément soumise à un jury neutre.

Poussant le corporatisme très loin, le «Servagnin» est commercialisé dans une forme de bouteille imposée, couronnée d’une capsule d’authentification et habillée d’une étiquette commune à tous, seule la raison sociale du vigneron identifie son géniteur. «Le Servagnin» de Morges a été porté sur les fronts baptismaux avec le millésime 2000. Soit trente-sept années après les premières démarches de réhabilitation entreprises par Mr. Tardy et bientôt six-cents années après son introduction par une Marie de Bourgogne qui doit avoir, là-haut, retrouvé son sourire légendaire.

Voilà, chères consoeurs et chers confrères, quelle a été l’épopée du Servagnin en terre morgienne. Ce faisant, il n’a été sauvé au final qu’un clone de Pinot Noir. Dérisoire en termes de biodiversité, mais symbolique tout de même et, surtout, il a été sauvé un excellent individu de l’illustre famille des Pinots. Les Bourguignons seraient bien inspirés après six-cent années d’exil de lui faire un accueil triomphal dans la terre de ses ancêtres. Croyez-moi, il vous le rendra bien !