Je voudrais tout d’abord vous dire le grand plaisir et le grand honneur que j’ai à être parmi vous. Mon père était très attaché à l’Académie Internationale du Vin, à la qualité de ses travaux et à la défense par chaque académicien du vin noble, seul véritable moteur de notre vie professionnelle. J’essaierai donc d’apporter ma modeste contribution à vos recherches en vous assurant tout d’abord que je partage pleinement et sans réserve la charte fondatrice de notre académie. L’espace de liberté dont je vais vous parler aujourd’hui fait référence entre autres aux règles du jeu internationales des 85 % ; règles des 85 % qui sont à comparer aux règles des 100 % en vigueur en France. Lorsque j’ai commencé à travailler au sein de la Maison Louis Jadot, je n’avais pas vraiment réfléchi à la notion de terroir. Elle était intuitivement et profondément ancrée en moi et les règles du jeu strictes qui étaient et qui sont toujours heureusement les nôtres me paraissaient naturelles. Néanmoins, ce système, solidement établi, cohabitait en moi avec les rêves de liberté et l’âme de pionnier liés à la jeunesse.

En visitant chaque année une ou plusieurs régions de production dans le monde entier, j’ai essayé de comprendre si ces règles étaient oui ou non vraiment impératives. En ce qui concerne la Bourgogne, ma réponse est simple et sans nuance: notre appellation d’origine contrôlée est une notion exceptionnelle lorsqu’elle est mise en place dans un lieu adapté par des hommes responsables; comme son nom l’indique, elle doit être contrôlée régulièrement et il est impossible de produire collectivement des vins nobles sans respecter nos règles du jeu; les évolutions doivent être lentes et réfléchies. Nous ne faisons pas la course contre le temps; au contraire, le temps est notre ami. Un espace de liberté brutal est donc chez nous incompatible avec la production de vins de terroir.

Par contre, la question redevient intéressante si nous la posons autrement: est-il possible dans une grande région de produire exclusivement et chaque année des vins de terroir sans aucune soupape de sécurité et quelles que soient les conditions climatiques? Peut-on ponctuellement, de façon très encadrée, envisager de produire dans cette même région d’autres vins avec des règles du jeu plus souples? C’est l’objet de ma réflexion aujourd’hui. La notion de terroir fait partie du patrimoine culturel français. Dans chaque région de production, cette harmonie entre la terre, la topographie, le climat, les ceps de vigne et les us et coutumes locaux est le fondement de notre métier. Les Appellations d’Origine Contrôlée ont consacré et encadré cette notion de terroir en établissant des règles du jeu claires, strictes, permettant d’assurer une sage pérennité à ce patrimoine formidable dont nous avons la chance d’être les héritiers. L’appellation d’origine révèle la puissance du terroir; elle n’est pas toujours synonyme de qualité, mais c’est une promesse de qualité.

Aujourd’hui, 55 % du vignoble français s’inscrit dans le cadre des appellations contrôlées et si nous y ajoutons les vins de pays, ce sont 75 % des vins français qui s’enorgueillissent d’être des vins de terroir. Nos voisins européens s’inscrivent parfois, chacun à sa manière, dans un processus identique. Jusqu’au début des années 80, le monde du vin, perçu comme étant de qualité, a donc été totalement dominé par cette notion de vin de terroir. Depuis 20 ans, les choses ont changé. Les pays du Nouveau Monde se sont massivement développés. Partant de rien, ils ont tout essayé. Bien sûr ils se sont inspirés de ce qui se faisait chez nous mais en laissant une très large part aux idées nouvelles et à la mise en place d’un modèle marketing très clairement orienté par les goûts et les désirs du consommateur. L’exemple de Penfolds illustre au mieux tout cela : cette société produit chaque année le vin le plus célèbre d’Australie, « Granges Hermitage ». Ce vin provient d’assemblages de vignobles différents choisis chaque année en fonction des conditions climatiques de telle ou telle sous-région australienne. Ainsi, le vin le plus réputé d’Australie est un vin sans aucune notion d’origine.

Il n’est pas dans mon propos de m’intéresser à la confrontation entre les vins du «Nouveau Monde» et les vins de nos régions. Leur arrivée en force, entraînant une saine concurrence, nous oblige à nous améliorer et c’est tant mieux. Revenons donc en France. Il est coutumier chez nous de faire une relation simple et directe entre les vignobles et les vins que nous produisons. En simplifiant un peu, nous considérons que nous sommes organisés de la façon suivante:

– Les vignobles AOC produisent des vins d’Appellation d’Origine Contrôlée

– Les vignobles de pays produisent des vins de pays,

– Les autres vignobles produisent des vins de table.

En fait, la réalité est différente. Avoir la chance de posséder un vignoble d’appellation contrôlée n’entraîne malheureusement pas toujours la production d’un vin digne de cette appellation. Le vin de terroir n’est pas une rente qui découle directement de la volonté divine. C’est aussi la récompense d’un travail, d’un respect, d’une attitude permettant de produire des vins nobles. Je préfère donc le tableau suivant:

Si nous nous concentrons sur les vignobles d’appellation d’origine contrôlée, nous constatons donc que ceux-ci engendrent 4 types de vins:

Il est facile d’oublier très vite la quatrième catégorie. Les mauvais vins doivent être distillés. Ceux qui en produisent plusieurs années consécutives devront inévitablement vendre leur vigne. Concentrons-nous donc sur les 3 premières catégories que j’appellerai A, B et C où chaque étiquette porte aujourd’hui le nom de l’appellation d’origine. Par simplicité et par un atavisme que vous comprendrez bien, je m’intéresserai dans cette réflexion, à titre d’exemple, à ma région, la grande Bourgogne. Je crois par ailleurs que vous trouverez une situation très semblable dans les autres régions françaises. La grande Bourgogne commence à Chablis et se termine dans les Beaujolais. Nous y produisons 32 millions de caisses chaque année sur 50.000 hectares cultivés par 9.000 viticulteurs.

Nous n’utilisons presque exclusivement que 3 cépages, Chardonnay, Pinot Noir et Gamay, sans aucun assemblage entre eux. Enfin, notre vignoble est dans sa totalité soumis au règlement des appellations d’origine contrôlée sans aucun repli possible pour les vins qui y sont produits sauf en vin de table, ce qui en France interdit la notion de cépage et de millésime. Pourquoi donc un Bourguignon qui a la chance d’être issu d’une terre aussi noble peut-il envisager de réfléchir à un monde différent, sujet tabou, où l’on se bat à coup de cépages, assemblages divers, osmose ou copeaux de chêne? Tout simplement parce que le constat actuel est cruel. Les vins de Bourgogne devraient logiquement se partager entre la catégorie A (vins nobles) et la catégorie B (bons vins de terroir) où le modèle économique permet à chacun de bien vivre et d’assurer une pérennité à son exploitation. La réalité est différente.

Dans la catégorie A (vins nobles), nous sommes une référence incontestée et les vins qui y sont produits sont la fierté de notre région. La catégorie B accueille les bons vins de terroir plus faciles d’accès et complètement fidèles à la notion d’appellation d’origine contrôlée. Par contre, et malheureusement, une partie significative de notre production se trouve dans la catégorie C (vins moyens et sans âme) ; ces vins non seulement ternissent l’image de notre région, mais s’inscrivent dans un modèle économique plus qu’incertain. Cette situation n’est pas nouvelle mais elle s’est amplifiée ces dernières années. L’écart entre les producteurs performants, fiables et dont l’image est irréprochable, et les producteurs qui sont dans l’ombre, s’agrandit tous les jours. Nos deux familles, négoce et viticulture, n’ont pas su partager la valeur ajoutée et construire ensemble, lentement, une Bourgogne cohérente et irréprochable. Le développement trop rapide de nos vignobles a consacré la quantité au détriment de la qualité. Certains vins se sont alors vendus moins cher et certains d’entre nous se sont laissés entraîner dans une spirale dont ils ne peuvent plus s’échapper. Le commerce guide une partie de notre production alors que cela devrait être le contraire.

A l’avenir, la segmentation mondiale sera beaucoup plus simple:

  • d’un côté, les vins nobles et de terroir
  • de l’autre côté, les vins de cépage et de marque bien faits (pour ne pas les appeler vins technologiques).

Il n’y a plus de place sur le marché international pour les vins supposés être de terroir et qui se révèlent moyens et sans âme. Notre responsabilité est collective et nous devons tous ensemble réagir au plus vite: ou bien ramener ces vins insuffisants dans la catégorie de vins de terroir, – ou bien les installer dans un autre univers, celui des vins de cépage et de marque. Si nous ne prenons pas aujourd’hui des décisions claires, la réalité économique nous les imposera dans une direction incontrôlable qui ne sera pas celle que nous souhaitons

Commençons par les vignes: nos vignobles sont plantés sur des terres qui ont le potentiel de produire des vins de terroir. L’origine n’est pas négociable. Nous pouvons nous améliorer bien sûr, mais ne changeons en aucun cas nos règles de production. Faisons-les appliquer, un point c’est tout, sur tous nos vignobles, sans exception. Pour les vins que nous produisons et qui sont aujourd’hui insuffisants, la tentation est grande d’aller vers toujours plus de technologie. Nous devons résister à cette tentation; les vins de cépages et de marque ne correspondent pas à notre culture. Cela impliquerait une Bourgogne fonctionnant à deux vitesses et tout le monde (nos clients les premiers) y perdrait son latin. Nous devons donc nous efforcer de ramener tous ceux gui ont dérapé dans le bercail des vins de terroir.

Par contre, après avoir choisi, il faut agir. Est-ce bien réaliste d’affirmer qu’un jour nous mériterons tous l’Appellation d’Origine Contrôlée sur nos étiquettes? Bien sûr, si vous produisez du Gevrey Chambertin Premier Cru Clos Saint-Jacques et qu’un accident climatique survient, il est toujours possible de le replier en Gevrey Chambertin Village, voire en Bourgogne rouge. Par contre, si vous habitez dans le Sud de la Bourgogne, que vous ne produisez que du Bourgogne rouge et qu’un accident climatique surgit, que faites-vous?

Dans une région à cépage unique, l’enjeu est encore plus important. Il est impossible d’obliger un producteur de vin à faire ce qu’il ne veut pas faire. On peut le convaincre, lui donner des preuves, mais le choix final sera toujours le sien. Pour arriver à nos fins, nous ne pourrons donc pas toujours vivre en vase clos. Nous aurons besoin d’une soupape de sécurité. Alors nous serons en mesure de faire appliquer sévèrement les règles du jeu mûrement réfléchies par nos parents car nous aurons trouvé une solution honorable pour les vins qui ponctuellement ne sont pas satisfaisants et dignes de porter leur appellation.

Le déclassement en vin de table qui nous est proposé aujourd’hui n’a plus sa raison d’être car il n’y a pas, et il n’y aura plus jamais aucun marché pour ces vins-là. C’est ici et seulement ici qu’apparaît l’espace de liberté: pour corriger ponctuellement les insuffisances divines ou humaines. Naturellement, les vins ainsi produits ne pourront plus faire référence à leur lieu de production. Ils s’intégreront simplement avec les règles internationales dans la catégorie des vins de cépage ou de marque de France. Vous m’avez compris: notre choix est le terroir et son authenticité. Mais pour réussir ce choix, nous avons besoin d’une petite ouverture. Dans ces conditions, et dans ces conditions seulement, cet espace de liberté contrôlé est souhaitable et possible en Bourgogne. Cette adaptation, cette évolution comportent des dangers et des tentations dont nous devons être conscients. La mise en place devra donc être réfléchie, intelligente et cloisonnée.

Nous tous ici qui souhaitons produire des vins nobles et de terroir, nous sommes vivement attachés à la notion d’origine et notre plus grand souhait est de renforcer nos appellations. Nous sommes fiers et nous avons raison d’être puristes; cela fonctionne très bien à titre individuel. Par contre, cela devient beaucoup plus difficile d’être puristes collectivement; faisons preuve d’une petite dose de réalisme contrôlé et mettons en place courageusement, nous-mêmes, dans nos régions d’origine, cette indispensable soupape de sécurité.