Rapport moral du chancelier Raymond Paccot prononcé lors du symposium de l’Académie Internationale du vin, tenu le jeudi 4 décembre 2014 , dans l’hôtel Richemont  à Genève.

Le vin touche à ce que l’humain a peut-être de plus profondément ancré en lui : le goût et la recherche du beau. Dans cette perspective, où les sens dépassent la stricte nécessité, naissent le noble, le sublime, l’idéal.

Si les critères selon lesquels s’effectue le premier passage, celui de la nécessité à la contingence, ne souffrent que peu de discussion, les étapes suivantes suscitent pour leur part des débats sans fin ; surtout, dans les domaines touchant au vin, ces débats sont toujours plus âpres et nombreux.

Car il est une évolution à laquelle nous assistons au présent, et qui force à s’interroger. Il y a peu encore, la sphère vitivinicole ne laissait entendre que quelques voix . Chaque guide tenait un discours propre et  plus ou moins  intelligible. Les esprits bienveillants pouvaient se réjouir que fussent remises en question les tares que la tradition avait pu, ici ou ailleurs, ériger en vertus ; de même, les tentations et les illusions du modernisme se trouvaient tempérées, voire fustigées. Tradition et modernité servaient aux uns de repères, aux autres de parti.

Le constat est sans doute moins évident aujourd’hui. D’abord, on a pu assister à un changement radical du discours critique ; puis, celui-là a fait entendre et se multiplier d’autres voix, chacun exprimant son avis, livrant son opinion.

Intéressons-nous au changement de discours, tant il est frappant et reflète son époque. Nous voudrions parler ici d’une inversion de la critique. Il ne s’agit pas de dire que tel vin, réputé excellent, s’est soudain vu déclaré moyen, voire mauvais. Non, cette inversion ne concerne pas les produits eux-mêmes, mais concerne leurs juges, arbitres et censeurs.

Qui étaient-ils, jusqu’alors ? Des experts reconnus par leurs pairs – des spécialistes, en quelque sorte – au bénéfice d’une longue expérience, tenants d’un savoir et d’une tradition, bien sûr avec leurs goûts et opinions particuliers,  servant à mettre les vins en lumière et en balance. Or, il s’est produit à leur niveau  un changement déterminant.

Les experts ont peu à peu quitté le devant de la scène, leur discours ne devant souvent plus concerner que leurs fidèles. Un public restreint, donc. Et désormais, occupant le premier rôle, la voix se réclamant du grand public. On pourrait se réjouir de cette ouverture, et, dans une certaine mesure, il s’est trouvé quelques raisons de le faire. Cependant, il  en est bien d’autres qui font juger cette situation pernicieuse, parce qu’elle touche, et c’est là notre propos, directement à l’éthique, à la morale des sens et du goût.

Il faut s’interroger, se demander réellement quel est ce grand public, et quel rôle il tient aujourd’hui. Le grand public est un public novice, se reconnaissant lui-même peu de compétences en matière de dégustation, et peu de connaissances en terme de vin. Un public pour lequel le monde du vin est vaste, complexe, d’un abord malaisé. Un public, donc, en quête d’un guide qui puisse rendre les choses simples et compréhensibles.

Il faut cependant bien des efforts pour qu’un objet complexe soit présenté sous un jour clair et évident. Pour ce qui est du vin, il est nécessaire de porter à l’exercice des sens une attention véritablement poussée. L’appréciation de la nuance suppose de la pratique, de l’attention et ne peut s’acquérir dans l’immédiat ni l’instantané.

Le grand public n’étant pas nécessairement composé de passionnés, il fallait proposer autre chose. Dès lors, plutôt que de s’attacher à comprendre un produit, à aller vers lui, à admettre ou repousser parfois ses valeurs, il s’est agi de dresser une nouvelle échelle, posée sur un socle d’une tout autre nature : le goût novice, profane. Le goût qu’aucune expérience préalable, aucune connaissance antérieure n’a affiné. Un goût non dégrossi, à défaut d’être grossier, qui cherche les expressions tranchées et flatteuses.

Pour un public novice et pressé, il faut des vins absolument plaisants, patents, évidents, qui ne supposent pas d’efforts particuliers. De là, l’émergence de vins stéréotypés, faits pour plaire et flatter un public qui devait auparavant se faire à eux.

On entend parler de mondialisation, de globalisation ; selon les sensibilités, on dénonce ici l’influence du climat, là celle de la technologie, ailleurs la dominante d’un goût qui traduit l’appétit financier plutôt que celui d’un palais exercé – mais qu’est-ce à dire réellement, quels sont cette uniformisation du goût, ce modèle et cette norme vers lesquels on se félicite ou se lamente de tendre ? Car nous avançons ici l’idée que le rôle d’un critique, la spéculation financière, la course à la maîtrise technologique, au tout contrôle, à la production optimisée et parfaitement paramétrée, entretiennent cette situation, plutôt qu’ils n’en sont à l’origine.

Pour nous, on l’aura compris, c’est avant tout le renversement du censeur et l’avènement à sa place du public novice, qui se trouvent à la source de bien des changements aujourd’hui constatés dans l’identité, le caractère, les valeurs finalement, du vin.

Le défaut premier est un défaut d’exigence, de rigueur, et en ce sens, de morale. Il consiste en l’abandon du censeur légitime, qui représenterait au plus haut degré ces valeurs, à travers les modes et les époques. Quel est-il, ce censeur, cette figure exigeante et authentique ?

Ce peut être un modèle particulier, une image, un goût précis ; mais ce censeur est avant tout nous-mêmes, ici l’Académie internationale  et chacun de ses membres. Car c’est là un fondement essentiel de notre démarche : réfléchir à un idéal, l’interroger toujours, le façonner encore, y tendre enfin avec la plus grande exigence et la plus grande sincérité.

Le propos n’est pas de distinguer entre le maître, l’élève, tant ces rôles se confondent. Il s’agit de reconnaître que l’élevage du vin suppose l’éducation de celui qui le fait comme l’éducation de celui qui le boit. Et cette éducation, nous voulons lui donner ici un nom : la culture.

L’art de faire fructifier, de faire croître,  et non le produit déjà obtenu, calibré, emballé. Cela requiert une interrogation constante, sérieuse, profonde ; cela suppose un regard alerte et critique sur les mœurs, nouvelles comme anciennes ; cela exige enfin qu’on puisse distinguer, parmi les bruits et leurs échos, le chant des muses du chant des sirènes – et qu’à ces dernières on ne cède pas.

L’interrogation, la réflexion : plus qu’une remise en question, ces exercices sont des fondements si élémentaires qu’on ne s’aperçoit plus même de leur existence. Nous disions, en préambule, que le propre de l’homme était de chercher le bien, le beau, le vrai ; ce qui répond à une dimension éthique, esthétique et scientifique. Pour le vin, un mot suffit peut-être à représenter les valeurs propres à ces domaines : la générosité. Car il faut reprendre ce mot à sa racine, et voir sur quoi il repose : le lignage, la noblesse, le terroir en quelque sorte, des valeurs dont on hérite et qui doivent être notre caractère, ce que l’on donne à voir et dont autrui peut profiter.

En ce sens, un vin généreux est donc un vin qui s’attache à présenter ce qu’il a de meilleur, de plus noble. Il invite, il convie à lui plutôt qu’il ne convient à tous et à tout. Il peut être séduisant sans être séducteur ; il ne cherchera pas seulement à satisfaire les sens, mais à les élever ; il ne se fera pas au goût du novice, il cherchera à initier ce dernier.

Dès lors, la faillite de la morale, c’est renoncer à la sphère du beau, du noble, du bon, pour s’arrêter à celle des plaisirs ; ceux-là ne sont que des goûts facilement contentés, des sensations vite impressionnées. Certes, il se trouve bien du monde qu’on pourrait ainsi séduire et tenter ; mais qui trop embrasse, mal étreint.

Nos temps accordent au plus grand nombre la vérité, et quand il se trouverait plusieurs vérités, ils voudraient que chacune se valût également ; un tel constat n’est pas le fruit d’une logique rigoureuse, exhaustive, il est celui d’une logique commerciale. Pour cohérente qu’elle soit dans son domaine précis et particulier, elle est à tort tirée hors de ses frontières. Là, elle est revêtue d’un habit de vertu, d’un parement moral qui fait une bien triste façade. Elle devient principe, dogme presque, qui veut que des goûts et des couleurs on ne puisse discuter ; à ce point, la pensée s’arrête et se fige. Celui qui tendrait encore à un certain idéal, au sublime, est taxé d’un insupportable élitisme. Qui aspire à élever et s’élever soi-même est proprement hautain.

Or si le vin apprend une chose, à condition qu’on lui laisse le temps de le faire, c’est que des goûts et des couleurs, il faut discuter. Qu’ils soient multiples, variés, infinis même, c’est une réjouissante évidence – et qui  effectivement n’offre pas l’occasion d’un débat. Mais il ne faut pas s’arrêter ici, car s’il est une chose que tous ces goûts ont un commun, c’est leur capacité à être travaillés, raffinés ; c’est la possibilité, pour la sensibilité, de passer de la sphère du plaisir à celle du sublime.

Hélas, dire aujourd’hui de la majorité du public qu’il n’est pas éduqué, c’est paraître lui faire injure. Ne pas produire des vins qui soient d’abord faits pour lui plaire, c’est le snober d’insupportable manière. Pourtant, c’est tout le contraire. Dire de ses goûts qu’ils ne sont pas affinés, qu’ils sont mal dégrossis, ce n’est ni le mépriser, ni l’insulter, bien au contraire : la vraie injure, la véritable erreur, n’est-ce pas plutôt de considérer qu’il ne veut s’éduquer, ou pire, qu’il ne peut l’être ? Car alors, on le considère comme véritablement incapable de s’élever. Finalement, on ne fait rien d’autre que lui refuser ce qu’il a de plus noble, et de plus profondément humain : la culture, et le goût du beau.