Mesdames et Messieurs,

Il est vrai que nous sommes devant une nouvelle génération de consommateurs qui conduit des nouvelles habitudes, nous sommes devant un établissement d’un nouvel état d’esprit quand à l’usage du vin. Mon intention aujourd’hui est de philosopher si je puis me permettre ce mot grec, contenu dans les buts de toute Académie, qui veut dire «se poser des questions », «cultiver la discussion », bref penser au sens large. Or, l’étude de la culture grecque nous révèle que le vin fut l’un des ses meilleurs artisans et qu’il se confond avec une manière de vivre enracinée chez les Grecs par des habitudes millénaires.

Ces habitudes ne sont pas hors du statut perpétuel du vin : consommation pour un plaisir éclectique, connaissance mystique réservée à une élite, etc., ni du nouveau paradigme : le vin est un plaisir naturel, pas besoin de connaissance particulière etc. Cet exposé est tiré en grande partie des travaux de Mme Kourakou – Dragonas, personnalité emblématique du vin grec, présidente de l’OIV, membre correspondant de Académie de l’Agriculture de France et membre de l’Académie Italienne de la Vigne et du Vin, édités récemment sous le titre « Un Cratère plein d’euphorie ». Nous allons donc commencer ce périple dans l’histoire, à la recherche des valeurs de production et surtout de l’usage du vin, par le plus grand poète de l’Antiquité grecque, Homère, qui dans ses fameux ouvrages l’Iliade et l’Odyssée, cite une foule de crus et nous fournit maints détails intéressants sur les vins, les celliers et la soif de ses héros : il chante même si bien les louanges du vin divin qu’Horace l’a appelé Vinosus Homerus.

En lisant l’Iliade :

Le cratère aux hoplites

L’hellénisme des temps historiques contait des légendes animées de fabuleuses figures comme Achille, Ulysse, Agamemnon et bien d’autres héros du monde homérique. Ces légendes qui célébraient l’époque héroïque de la Grèce mirent les archéologues modernes sur la voie d’une découverte : le monde homérique avait bel et bien existé. De ce monde pourtant, le mythe n’a pas seul été conservé, grâce à la poésie épique : des épées massives, cuirasses en bronze, masques mortuaires en or, poignards luxueux à décoration incrustée, ont également survécu, de même qu’a été sauvée la figure du guerrier mycénien, sur un vase unique : le fameux Cratère aux hoplites, retrouvé dans une maison au Sud de l’acropole de Mycènes, ce qui signifie qu’il s’agissait d’un ustensile dont on faisait usage. La représentation portée sur ce cratère date environ de 1200 avant J.-C. ; elle est unique dans toute la peinture céramique mycénienne.

Elle montre les Achéens à la cotte de bronze, comme les appelle Homère, sur le point de partir, peut-être pour une de leurs célèbres expéditions. Pour les oenophiles toutefois, le fait que la figure des guerriers qui, dix années durant, assiégèrent Troie ait été conservée sur un cratère, c’est-à-dire un vase servant au mélange du vin et de l’eau – la krasis -, présente un intérêt particulier. Car aussi bien au départ pour la bataille qu’au retour, c’est dans de tels ustensiles – les kratères – que les héros d’Homère puisaient avec leurs coupes le précieux vinl’oenos – qui étanchait leur soif, restaurait leurs forces, trempait leur courage.

Photo 1. Le fameux « cratère aux hoplites » vers 1200 avant J.-C., orné d’une représentation unique dans la peinture de vases mycénienne : les « Achéens à la cotte de bronze » – comme les appelle Homère – sur le point de partir, peut-être pour une de leurs célèbres expéditions. Athènes, Musée National Archéologique.

L’invocation à la divinité

Dans l’Iliade, le rhapsode décrit les moeurs des Achéens relatives à la boisson avec de minutieux détails qui nous enchantent. Par ailleurs, il nous révèle que le lien des héros troyens avec le vin était tout aussi étroit et sacré. Aucun repas ne commençait sans libations aux dieux. Une fois pourtant, il arriva aux Achéens d’oublier la partie rituelle du repas : le jour où ils élevèrent les remparts destinés à protéger leurs nefs des attaques des Troyens. L’ouvrage achevé, ils égorgèrent des boeufs et, les nefs rengorgeant de vin de Lemnos, s’installèrent pour copieusement festoyer. La colère de Zeus s’enfla et la foudre vint leur rappeler ce qui était dû aux dieux. La terreur paralysa alors les Achéens qui laissèrent aussitôt fuir à terre le vin de leurs coupes, nul n’osant désormais boire avant d’avoir offert une libation au Dieu tout – puissant. Et tandis que dans cette scène Homère semble simplement raconter et chanter les événements qu’il décrit, en réalité, il enseigne et institue une loi du banquet qui survivra à la table chrétienne en tant que prière.L’invocation à la divinitéPhoto 1. Le fameux « cratère aux hoplites » vers 1200 avant J.-C., orné d’une représentation unique dans la peinture de vases mycénienne : les « Achéens à la cotte de bronze » – comme les appelle Homère – sur le point de partir, peut-être pour l’une de leurs célèbres expéditions. Athènes, Musée National Archéologique.

Le breuvage des dieux 

Les dieux ne recevaient pas seulement des libations : lors des fêtes, assemblées et réunions familiales dans les palais de l’Olympe, eux-mêmes buvaient le nectar, comme les mortels buvaient le vin. Plusieurs scènes d’assemblées et de fêtes des dieux sont racontées par le poète et toujours le nectar est là. Dans toutes leurs assemblées, qui ne différent pas de celles des humains, ni celles d’alors, ni celles d’aujourd’hui.

L’immortelle échanson 

Peintres de vases de l’époque de la Grèce classique, sculpteurs et peintres de toutes les époques ont immortalisé l’enlèvement de Ganymède : épris de ce jeune et beau prince, Zeus le transporte à l’Olympe, pour qu’il y verse le nectar aux banquets des dieux. Les poètes et surtout les auteurs de comédie de l’époque historique ont façonné ce mythe soit pour se livrer à la satire des rapports extraconjugaux du père des dieux, soit pour justifier les moeurs de leur temps. Zeus envoie Hermès annoncer au père inconsolable que son fils jouira de l’immortalité et de l’éternelle jeunesse, qu’il sera honoré de tous les dieux et lui offrira des présents manifestant la faveur du grand Cronide, Zeus.

Pourtant, c’est d’une façon différente que ces événements sont relatés par la source du mythe, l’Iliade : Ganymède, troisième fils de Trôs, roi des Troyens, le plus beau des hommes, dont les dieux s’éprirent à tel point de sa beauté qu’ils l’enlevèrent sur l’Olympe pour qu’il servit d’échanson à Zeus. Et, mortel, il vécut dès lors entre les Immortels, qui lui assurèrent immortalité et éternelle jeunesse.

Photo 2. Ganymède, le plus bel échanson de tous les temps. L’enlevant des cimes du Mont Ida en Asie Mineur, Zeus le transporte à l’Olympe, pour qu’il servit le vin aux banquets des dieux. Intérieur d’un kylix attique à figures rouges, vers 460 avant J.-C.. Ferrara, Museo Archeologico di Spina.

La beuverie des guerriers

Cependant, Homère a également enseigné à fuir l’excès en racontant dans l’Odyssée les suites d’une beuverie effrénée, avec deux exemples qui ressortissent au caractère didactique de cette épopée : l’aveuglement de Polyphème et la conduite incontrôlée des Centaures au mariage du roi des Lapithes, Perithoos. Dans l’Iliade, c’est par la bouche d’Agamemnon qu’il enseigne à boire avec mesure. L’une des histoires les plus importantes de l’Iliade a pour sujet la colère d’Achille contre Agamemnon. C’est alors qu’Ulysse est de nouveau appelé à conduire une mission de réconciliation. Cette mission débute et se termine sous la tente d’Agamemnon. Les hérauts sont prêts à partir : sans tarder, ils se versent de l’eau sur les mains, tandis que des jeunes gens remplissent jusqu’aux bords les cratères ou chacun puise du vin avec sa coupe pour offrir une libation aux dieux. Ceci fait – et après avoir étanché leur propre soif, les envoyés partent immédiatement pour la tente d’Achille. A leur arrivée, ils prennent place sur des tapis de pourpre et Achille commande à Patrocle d’apporter le plus grand cratère pour y préparer un fort mélange, car il reçoit ce jour « des amis très chers». Et il en fut ainsi.

A son habitude, Homère introduit avec brièveté et discrétion dans la narration deux informations intéressantes : dès l’époque homérique, il existait des cratères de contenance variée ; la quantité d’eau mélangée aux vins était moindre lorsque le maître de maison voulait honorer des amis. Et une troisième information : en cette occasion officielle, c’est Patrocle, ami et compagnon d’Achille, qui sert le vin: dans toute l’Antiquité grecque, le mythe de Ganymède avait anobli le rôle de l’échanson. Après avoir chassé la faim et la soif, Ulysse remplit sa coupe de vin et, la levant en l’honneur d’Achille, lui porte une proposé sertie d’éloges et de souvenirs communs, comme cela se pratique actuellement au dessert dans des circonstances analogues. Au terme grec proposé correspondent de «toast» en anglais, de «vin d’honneur» en français. Et quand arrive l’heure de s’en aller, les hommes se saisissent tour à tour de la coupe pour offrir leurs libations.

Puis longeant les nefs, ils s’en retournent au point dont ils étaient partis. Dès qu’ils font leur entrée dans la tente d’Agamemnon, les fils des Achéens se lèvent pour les saluer, coupe d’or en main, s’enquérant des résultats de leur mission. Dans toutes les phases de cette histoire aussi, le vin est sans cesse présent. C’est seulement à l’heure de la bataille, dirait-on, qu’Achéens et Troyens tiennent des épées au lieu de coupes. Et toutes, épées et coupes, travaillées avec beaucoup d’art.

Les coupes en or

Des siècles durant, tout cela fut considéré comme autant d’inventions fabuleuses, le poète aveugle s’autorisant de la licence poétique. Jusqu’à ce que les fouilles archéologiques ramènent au jour les premières coupes en argent et en or des XVIème et XVème siècles avant J.-C., avec les épées et la panoplie des Achéens. Parmi ces trésors, diverses coupes en or et argent nous rappellent que la société mycénienne savait honorer les bons vins : elle les buvait dans des coupes en métal précieux, artistement travaillées. Après avoir servi, pleins, à étancher la soif du monde légendaire, toutes ces coupes en métaux nobles nous enchantent, vides maintenant, en tant qu’oeuvres d’art, et apportent la preuve de l’importance du vin dès l’aube de la civilisation européenne.

Photo 3. Kylix en or provenant d’une tombe royale à Mycènes. XVIe siècle avant J.-C.. Athènes, Musée National Archéologique

Le soufre des purifications

La mission des Achéens ne réussit pas à ployer la colère d’Achille, ni à le persuader de revenir sur le champ de bataille. Pourtant, lorsque les Troyens se mirent à incendier les nefs, Patrocle, l’ami d’enfance qui avait grandi avec lui dans le palais de son père à Phthia, le supplia en pleurant de le laisser partir à sa place à la tête des Myrmidons. Et également de lui permettre de revêtir sa propre armure dans l’espoir que les Troyens, le prenant pour Achille, reculeraient, effrayés, loin des nefs. Lors du départ des Myrmidons, Achille rentre sous sa tente pour y ouvrir le coffre ouvragé que sa mère lui avait préparé pour son séjour au loin, y rangeant tuniques, manteaux et tapis tissés sur son métier. S’y trouvait également une coupe façonnée.

La sortant du coffre, il ne se contente pas de la passer à l’eau. Il la purifie d’abord avec du soufre. Et après s’être lavé les mains et avoir rincé cette coupe à l’eau courante, il puise du vin et se place au milieu de sa tente. Les yeux levés au ciel, il répand le vin à terre, priant Zeus de donner aux Myrmidons d’écarter les Troyens loin des nefs et de rentrer au camp sous la conduite de Patrocle sain et sauf. Cependant, Zeus n’exaucera que le premier de ces voeux : lorsque Patrocle, arrivé sous les remparts de Troie, menace de l’envahir, il s’écroule mort, condamné par la colère d’Apollon. Et comme si cela ne suffisait pas, l’armure du divin Peleide, Achille tombe aux mains d’Hector.

La coupe de Zeus, Achille l’avait « purifiée avec du soufre ». Ulysse procède aussi de la sorte : de retour à Ithaque, après avoir tué dans son palais les prétendants qui dévoraient sa fortune et convoitaient sa chère épouse, la première chose qu’il demande à sa fidèle nourrice, avant même de laver le sang qui le macule, est du soufre et du feu. Il va soufrer la salle, le manoir et la cour. Dès les temps homériques, le soufre a donc servi, comme l’eau et le feu, à des purifications, aussi bien dans le cas de personnes – avant la prière aux dieux -, que de lieux à laver d’une souillure. Cette purification n’avait toutefois pas le sens d’une désinfection des ustensiles et des lieux, comme c’est aujourd’hui le cas pour les tonneaux. Lorsque le soufre brûle dans l’air, il dégage une flamme bleue accompagnée de l’émission d’un gaz étouffant, le dioxyde de soufre. Les peuples anciens connaissaient ce gaz par les éruptions des volcans, les eaux thermales et les embrasements que la foudre provoque dans les régions ou il existe du soufre naturel. Tel devait être le cas du Buisson ardent de Moïse, de même que Sodome et Gomorrhe sur lesquelles le Seigneur faisait pleuvoir le soufre et le feu.

Inexplicables pour les peuples préhistoriques, tous ces phénomènes furent mis en rapport avec les forces divines et c’est manifestement pourquoi en grec, dès l’Antiquité, le soufre fut appelé theion divin, nom que conserve en langue grecque le symbole chimique du soufre. Ainsi le fait de brûler du soufre prenait-il le sens cathartique de purifier et non de désinfecter, même si l’on obtenait précisément de la sorte la désinfection des locaux et des ustensiles. La conséquence de cette ignorance fut que, chez les peuples antiques, la technique de l’élaboration des vins passa à côté de la substance oenologique la plus importante au XXème siècle sans en tirer parti. Des siècles s’écoulèrent avant que l’on recourût aux fumigations de soufre pour désinfecter les tonneaux, sans qu’aucune source permette d’établir quand, ni par qui pour la première fois.

Et pour les vins, c’est l’oeuvre des Hollandais : au XVIIIème siècle, ils lancèrent pour les conserver les « mèches soufrées », posant ainsi les bases de l’utilisation du dioxyde de soufre dans la technique de vinification. L’utilisation de cette substance est demeurée empirique jusqu’au milieu du XIXème siècle, où les recherches de Pasteur prouvèrent que la mauvaise conservation des vins et leurs maladies résultaient d’attaques bactériennes. C’est alors que l’usage des mèches soufrées trouva sa justification. A la même époque, on découvrit le rôle véritable des purifications par fumigation de soufre pratiquées par les Grecs anciens.

L’antisepsie et la désinfection s’étaient donc instituées de manière empirique bien des siècles avant que le monde scientifique ne découvrit, grâce au microscope, l’existence du microcosme bactérien. Ainsi l’acte de brûler du soufre pour purifier, au sens cathartique, se transforma-t-il en opération destinée à assurer désinfection et antisepsie. Le theion des purifications devint une substance oenologique – le dioxyde de soufre – dont l’usage différencie de manière essentielle l’œnologie d’aujourd’hui de la technique ancienne de vinification et les caractères aromatiques et gustatifs des vins de l’Antiquité grecque des caractères organoleptiques des actuels vins en bouteille.

Dionysos gardien de la santé

Les héros d’Homère, tant Achéens que Troyens, buvaient uniquement du vin puisé dans les cratères, mélangés d’eau. Le vin non mélangé –akratos – n’apparaît pas dans leurs coupes. Mais c’est aussi en vain que l’on chercherait un des protagonistes de la poésie homérique, ou même un simple hoplite, en train de boire de l’eau non mélangée. Ils l’utilisaient pour des purifications, pour laver les morts ou encore leur propre corps fatigué, mais on ne les voit pas en boire. Plus tard, de nombreux textes littéraires se référent aux raisons imposant de boire du vin mélangé, surtout au cours des banquets de l’époque classique. Pourtant, aucune source ne commente le fait que les héros homériques se soient abstenus d’eau pure. C’est peut-être une autre armée grecque qui apporte la réponse à cette question : celle qui atteignit le fin fond de l’Asie sous la conduite d’Alexandre le Grand. Tant qu’ils avançaient à l’intérieur des terres, dans des régions ou l’approvisionnement en vin n’était pas facile, les hommes étanchaient leur soif avec de l’eau qu’ils prenaient là où ils la trouvaient. Hydropisie, dysenteries et typhus les fauchaient comme c’est aujourd’hui le cas des populations assoiffées d’Afrique lorsqu’elles se voient contraintes d’abandonner leurs foyers.

Les civilisations antiques connaissaient le vin pur en tant que pharmakon, remède : c’est avec du vin qu’on lavait les plaies, avec du vin qu’on soignait les maladies de peau, même celles des chevaux ou des éléphants, avec du vin qu’on embaumait les morts et c’est encore du vin que l’on utilisait pour laver les ossements des défunts après la crémation. Plus tard, les Grecs appelèrent Dionysos « médecin ». Pourquoi ne pas supposer qu’aux temps préhistoriques le mélange eau – vin (krasis) est né de la nécessité d’ajouter à l’eau un pharmakon, de même qu’on la désinfecte aujourd’hui avec du chlore ? Xénophane de Colophon, ce penseur éclairé de l’Ionie qui vécut au Vème siècle avant J.-C., nous dit : «Personne ne procédait au mélange en mettant d’abord le vin dans sa coupe ; au contraire, on y mettait d’abord l’eau, puis on ajoutait le vin ». Théophraste le confirme, précisant même que cette habitude ancienne n’était plus pratiquée a son époque. Pourquoi cet ordre dans le mélange ?

Vaine question : les fragments ne « parlent » pas, de même que, en soi, la phrase le vin est la boisson la plus saine, ne nous dit pas ce que Pasteur entendait par là. En revanche, si l’on tient compte du fait qu’il l’a prononcée au moment où le typhus provoqué par les eaux de puits polluées décimait la population française, le sens en devient parfaitement clair. Le mélange d’eau et de vin semble avoir été beaucoup plus ancien que ne le laissent supposer les sources écrites grecques. Les vers de deux poèmes d’amour chargés de toute la lascivité de l’Orient le confirment : Conduits par l’expérience, comme dans le cas des purifications avec du soufre, les peuples préhistoriques d’Orient ajoutaient donc du vin à l’eau, soit comme pharmakon soit comme « don divin », la rendant ainsi potable.

Excellence de la mesure 

Dans les symposia, les cratères se succédaient à la cadence selon laquelle on buvait. La coupe du premier cratère était bue en l’honneur de Zeus et des autres dieux, le second était le cratère des héros et le troisième celui de Zeus sauvé. Ces trois cratères étaient sacrés. Nul cratère, nul péan, nulle libation, nul hymne à Dionysos. Car Dionysos était dans la coupe et dans le cratère : c’était le dieu-même que l’on buvait. Et quand on offrait des libations de vin, Dionysos devenait l’intercesseur des hommes auprès des dieux. Cependant la responsabilité de Dionysos se limitait à ces trois cratères. Dans un fragment d’une comédie perdue d’Eubule, le dieu en personne déclare n’avoir préparé « que trois cratères aux gens sensés : l’un de santé, celui qu’ils boivent en premier, le second d’amour et de plaisir ; le troisième de sommeil ; celui-ci bu, ceux qu’on appelle les sages rentrent chez eux. Le quatrième n’est plus notre… ». « Rien de trop » était une des sages devises inscrites dans le temple du sanctuaire à Delphes, par lesquelles l’oracle avait posé les bases morales des Grecs et leur avait enseigné la vertu.

« Rien de trop », même pour le vin qui – selon les dires d’ Hippocrate, père de la Médicine – est chose merveilleusement appropriée à l’homme si on administre avec à-propos et juste mesure suivant la constitution individuelle.

L’éducation du convive

Dans les villes d’Ionie et à Athènes, le symposion était un cercle ferme comprenant un petit nombre d’associés qui décidaient de passer ensemble la soirée autour d’un cratère, à boire, discuter et chanter des vers de poètes anciens et contemporains en s’accompagnant à la lyre ou a la double flûte. S’il se trouvait dans l’assemblée quelque associé particulièrement doué, on se délectait de ses vers, adaptés a chaque circonstance : victoire aux jeux ou à la guerre, amour et Aphrodite, chagrins et peines des associés et, bien sur, joies offertes par le contenu du cratère.  Le poète les chantait seul, en s’accompagnant à la lyre. C’est ainsi que fleurit la poésie lyrique, véritable fruit du symposion. Le symposion était étroitement lié à la poésie, aussi bien légère que haute : la chanson à boire avait sa place tout autant que l’hymne plein de retenue dans les discours accompagnant la boisson.

Il apparaît clairement que les convives n’étaient pas de simples spectateurs assistant à une représentation montée d’avance : ils ne participaient pas au symposion comme les simples auditeurs de quelqu’un qui aurait monopolisé la soirée par ses discours : ils ne se délectaient pas de musique et de poésie en écoutant un rhapsode déclamer des hymnes, élégies et vers lyriques en s’accompagnant de la lyre. Ils avaient l’obligation de contribuer par le discours et la musique à la création d’un esprit d’aimable compagnie, de bonne humeur, d’euphorie intellectuelle. Car le symposion était un amalgame de vin et d’eau dans le cratère, d’amitié et de réjouissance autour du cratère.

Tout cela résultait d’une éducation acquise par l’Athénien dès l’enfance. La cité athénienne avait pour idéal la formation par la musique, l’éducation et la gymnastique de l’homme complet, en qui la puissance et la beauté du corps se combinaient de façon harmonieuse à la culture de l’âme et de l’esprit. Tel était le citoyen athénien qui, parfaitement conscient et responsable, remplissait ses devoirs envers la patrie et la cité et participait aussi à la vie sociale de la ville – aux banquets- comme associé égal aux autres.

Le convive et sa coupe

Le rapport entre le convive de la Grèce antique et sa coupe était « humain ». Des témoignages prouvent que le vase à vin « parlait » au convive, et même plus : ce dernier conversait avec le vin de sa coupe. On a en effet retrouvé des kylikes et d’autres vases à boire ou sont inscrits des encouragements et voeux à l’adresse du buveur, tels que : KHAIRE KAI PIEI EU, « réjouis-toi et bois bien », c’est-à-dire avec modération. Les Deipnosophistes d’Athénée offrent un témoignage unique en son genre. Le buveur goutte le vin de sa coupe. Désagréablement surpris, il lui demande :

-D’où est-tu, dis ?

-D’Acanthos.

-Comment, par les dieux, concitoyen du meilleur des vins, peux-tu être ainsi acerbe et porter le nom de ta patrie dans tes façons d’être, sans avoir le caractère de tes concitoyens ?

Ce dialogue constitue un témoignage incontestable : les convives de l’Antiquité grecque étaient capables de deviner l’origine géographique du vin qui se trouvait dans leur coupe à partir de ses caractères organoleptiques. Et même, ils exigeaient que leur vin présentât les qualités pour lesquelles les vins de la même origine –ses concitoyens – étaient réputés. Et penser que ce texte a été écrit il y a vingt-cinq siècles !

Le kylix, une coupe à pied pour le vin 

Les vases à vin retrouvés par les fouilles archéologiques – en céramique ou en métaux précieux – présentent de nombreuses formes et des noms divers : phiale, rhyton, kylix, cotyle, canthare, skyphos, lakaina, mastos. Lorsque nous rencontrons ces vases dans les vitrines des musées, nous les admirons tant comme oeuvres d’art que nous oublions de les considérer comme des objets utilitaires.

C’est précisément ce que viennent nous rappeler les scènes de banquet qui les ornent : convives, échansons et hétaires nous montrent l’usage des vases à vin mais aussi la manière de tenir chacun d’eux. Et c’est justement celle de tenir le kylix qui nous intéresse plus particulièrement ici, car ce vase, qui était la principale coupe à vin, correspond à nos actuels verres à pied en cristal, à une différence près : ni les métaux précieux, ni la terre cuite n’ont la transparence du cristal. Ainsi a-t-on l’impression que le convive ne pouvait apprécier ni la couleur ni la transparence du vin, premiers critères d’estimation de sa qualité. En d’autres termes, que l’oeil, en tant qu’organe des sens, ne participait pas au plaisir du vin. Toutefois, la manière dont le convive tenait le kylix lui permettait de voir l’intérieur de la coupe : aussi bien le vin qu’elle contenait que les scènes qui, éventuellement, y étaient peintes.

La netteté avec laquelle l’image apparaissait témoignait de la transparence du vin : et cette image s’animait au fur et à mesure qu’il buvait et que la quantité du liquide diminuait. Les scènes de banquet de la céramique attique montrent comment les convives tenaient le kylix : ils plaçaient la base du pied dans leur paume et, pour plus de stabilité, la maintenaient avec le pouce, ainsi parfois que le pied lui-même, exactement comme pour les verres en cristal dans les tableaux des époques postérieures. Ainsi n’était-on pas obligé de soulever le coude appuyé sur le coussin : un léger mouvement du poignet vers le haut suffisait à porter les « lèvres » du verre aux lèvres du convive : mouvement élégant, nonchalant, amoureux. Ce n’est pas un hasard si, depuis, les verres à boire ont aussi un pied, un col, un corps.

Les échansons tenaient le kylix de la même manière élégante. C’est probablement leur geste d’une incomparable distinction qui a inspiré à Véronèse celui du petit échanson noir des Noces de Cana. Le rapprochement est intéressant. La peinture de vases ne peut, bien sur, dire toutes ces pratiques pourtant bien vivantes, puisque les banqueteurs grecs tenaient le kylix par le pied et même par la base du pied. Elle nous parle cependant une autre langue, celle de l’esthétique, et immortalise la distinction avec laquelle les convives athéniens usaient de la coupe à pied. Cette manière nous a été transmise par les tableaux de la Renaissance et de l’époque suivante, les oeuvres de Véronèse, Caravage, Jordaens et de tant d’autres peintres qui nous ont enseigné à tenir le verre à pied en cristal ainsi que les Grecs tenaient le kylix : par la base.

Photo 5. Un Kylix attique à rouges (490-485 avant J.-C.) nous a conservé une image rare de l’éducation des garçons à Athènes. Sur les deux faces, le peintre de vases Douris a représenté des scènes scolaires : les maîtres, les pédagogues qui accompagnent les enfants, les élèves à qui l’on enseigne à déclamer des poèmes, à jouer de la lyre (sur la face principale) et de la double flûte, à écrire. Dans le médaillon qui orne l’intérieure du kylix, Douris a peint un jeune athlète se préparant pour le bain. Ainsi l’image de l’éducation des jeunes gens est-elle complète : écriture, poésie, musique, entraînement à l’athlétisme. Cependant, sur la principale face extérieure, aux deux extrémités des divers instruments éducatifs suspendus au mur, figurent deux kylikes, ce qui est étrange dans une école. Berlin, Staatliche Antikenmuseen.

Dans le médaillon qui orne l’intérieur du kylix, Douris a peint un jeune athlète se préparant pour le bain. Ainsi l’image de l’éducation des jeunes gens est-elle complète : écriture, poésie, musique, entraînement à l’athlétisme. Cependant, sur la principale face extérieure, aux deux extrémités des divers instruments éducatifs suspendus au mur, figurent deux kylikes, ce qui est étrange dans une école. Berlin, Staatliche Antikenmuseen.

Les louches

Dans certaines scènes de banquet peintes sur des vases à boire, les échansons tiennent d’une main une oenochoé, de l’autre une arytaina. Cet ustensile servait à puiser les liquides en général et rappelle une louche à soupe ou à punch. A une différence près, qui le rend d’un usage particulièrement difficile pour ceux qui manquent d’expérience : l’anse se trouve à la verticale par rapport à la surface de la coupe, sans l’inclinaison qui est celle du manche d’une louche. La coupelle au bout du manche pouvait être hémisphérique, comme pour nos louches actuelles, ou cylindriques.

L’arytaina était en métal, telles celles en argent massif retrouvées dans des tombes macédoniennes. Dans les banquets peints sur vases, nous voyons habituellement l’arytaina entre les mains d’échansons en train de puiser du vin dans des vases à col étroit, ou l’oenochoé ne passait pas. Ainsi s’est créée l’impression que l’arytaina était un ustensile de banquet servant à remplir les vases à boire, lorsqu’on ne pouvait utiliser l’oenochoé, ou à ajouter une petite quantité de vin pur ou même d’eau dans les coupes des convives qui désiraient un vin un peu plus ou un peu moins fort. Toutefois, certaines peintures de vases montrent également le vin puisé avec une arytaina dans des vases à large ouverture. Si l’on tient compte du fait que pour remplir un grand kylix, il fallait au moins le contenu de quinze arytaines, le recours à cet ustensile ne pouvait se justifier que dans un cas particulier. Tel était celui de la fleur du vin.

Photo 6. Détail d’une scène de banquet. Echansons durant la beuverie. L’un pulse dans le cratère du «vin mélangé » pour remplir le kylix que l’autre tient avec une grâce incomparable. Placée dans la paume de sa main, la base du pied de la coupe est maintenue par le pouce. Les autres doigts sont tournes vers le haut pour assurer à la coupe une meilleure stabilité. Kylix, vers 490 avant J.-C.. Berlin, Staatliche Antikenmuseen.
Photo 7. Le petit échanson des « Noces de Cana » de Véronèse. Il tient la coupe en cristal avec la même grâce et

Photo 7. Le petit échanson des « Noces de Cana » de 

de la même façon que son prédécesseur tenait le kylix, des 

siècles auparavant : la base du pied se trouve dans sa paume 

et ses doigts ont exactement la même position. 

Véronèse, les Noces de Cana, huile sur toile, 1562-1564. 

Paris, Musée du Louvre.

Photo 8. Les dégustateurs d’aujourd’hui tiennent le verre en cristal par la base du pied, de la même façon que lesconvives tenaient le kylix à l’antiquité Grecque.
Photo 9. Echanson puisant du vin avec une “arytaina” à coupelle cylindrique. Dessin d’un détail d’oenochoé attique à figures noires.Athènes, Musée National Archéologique.

La fleur du vin

De l’Antiquité à nos jours, on appelle, fleur du vin le « voile » qui s’étend à la surface de nombreux vins, lorsque le tonneau ou la cuve demeurent à moitié vide et que la surface du liquide se trouve exposée à l’air. L’écrivain latin Pline, qui vécut au premier siècle après J.-C. et traita d’agriculture, nous la décrit : « blanche, la fleur du vin (flos vini) est de bon augure ; rouge, elle est un mauvais signe… ». Pasteur nous a appris que le vin contient divers microorganismes, les uns bénéfiques pour le vin même, les autres nuisibles pour sa qualité. Depuis ces découvertes, on sait que la fleur du vin est une colonie d’organismes unicellulaires vivants.

Dans l’Antiquité, le vin était rafraîchi et aéré par transvasement. On recourait également à ce procédé pour le séparer de la fleur. Or, il fallait tirer le vin par le haut du vase, de par-dessous la fleur et à travers elle. Le transvasement était donc un labeur délicat requérant une extrême patience. Il était exécuté par les femmes, à l’aide d’une arytaina. La fleur blanche qui se présentait, lorsqu’on ouvrait les amphores et les jarres, sur la « tête » humide du vin – à sa surface – constituait dès l’Antiquité un critère de vieillissement. Et ce n’est pas un hasard que cet ustensile ait survécu à Jerez : la fleur en impose l’usage.

Oenopedion ou cru

Le texte qui a pour la première fois rendu avec une admirable clarté la notion aujourd’hui exprimée par le mot français « cru » se trouve dans les Deipnosophistes, ouvrage écrit au IIIème siècle par Athénée, Grec d’Egypte naturalisé Romain. Se referant aux vins de la région d’Alexandrie, il écrit : « Le vin Maréote de la région d’Alexandrie tire sa dénomination du lac Mareia et de la localité de même nom située sur ses bords…La vigne abonde sur le territoire environnant; la grappe en est très savoureuse à manger et le vin qu’on en fait est des meilleurs. Il est, en effet, blanc et agréable, il a du bouquet, il passe aisément, il est léger, il ne porte pas à la tête, il est diurétique. Il ne vaut pourtant pas celui qu’on appelle « vin de la Bande » (Tainiotikos). Il y a dans les mêmes parages une bande (tainia) de terre allongée d’où les vins que l’on en tire gardent un léger vert, tout en décelant quelque onctuosité en eux…Ce vin de la Bande, outre son bon goût, a quelque chose aussi d’aromatique légèrement astringent.

En dehors du vocabulaire utilisé pour décrire ces vins, que l’on dirait sorti de l’un de nos manuels de dégustation, cet extrait confirme que les Grecs connaissaient l’influence du micro-climat sur la qualité du vin. En effet, dans une région viticole renommée pour la qualité de ses vins, il peut se trouver des micro-regions présentant des conditions pédoclimatiques particulières, donnant un vin de qualité encore meilleure : c’était le cas du vin de la Bande (Tainiotikos), micro-region située au sein de la zone viticole de production du vin Mareote. C’est à ces vignobles privilégies que les Français donnent aujourd’hui le nom de crus. Tel qu’il a évolué du point de vue sémantique au fil du temps, le mot « cru » a manifestement fini par rejoindre en France, au XXe siècle, le sens attaché au IIème siècle à Tainia (Bande) et au Tainiotikos (vin de la Bande), au coeur de la zone vinicole du vin Maréote. Homère utilise la belle expression oenopedion (terre à vin), qui désigne non pas n’importe quelle terre plantée de vignes mais un vignoble donnant naissance à un vin de grande qualité : un vignoble privilégié par la nature.

Photo10. Cérémonie de transvasemet de vin « fleuri ». Des femmes figurées en ménades ont dressé une table devant 

Photo 10. Cérémonie de transvasement de vin « fleuri ». Des 

l’effigie de Dionysos, habillée et ornée de feuilles de lierre, de 

branches et de fruits. Sur la table, deux stamnoi semblables, 

un canthare – verre sacré de Dionysos – et des morceaux 

épars de « fleur » blanche, que le peintre a rendus par des 

touches de blanc. Il a même évoqué la liquidité de la « fleur» 

qui s’est écoulée, salissant la table. Ces ménades – les 

femmes initiées – exécutent une danse sacrée, à l’exception 

de l’une d’elles qui transvase le vin : puisant avec une 

arytaina dans une première stamnos, elle remplit un 

skyphos avec lequel elle transporte le vin désormais propre 

dans la stamnos voisine. Toute son attention est absorbée 

par la tache délicate qu’elle est en train d’exécuter. 

Stamnos attique à figures rouges, vers 420 avant J.-C.

Naples, Museo Archeologico Nazionale.

Photo 11. Une venencia – l’ « arytaina » espagnole – utilisée à deux reprises pour puiser du Jerez. La première, la coupelle a été plongée sous la « fleur » et a rempli le verre d’un vin transparent ; la seconde, le verre de droite, a été remplie de vin puisé en surface et donc trouble, ou surnage la «fleur ».