Comment l’économie du vin peut-elle relever les défis du changement climatique dans la région viticole du Haut-Adige ? 

Le domaine viticole Alois Lageder existe depuis cent cinquante ans. À l’occasion de cet anniversaire, je n’ai pas voulu célébrer le passé, mais songer aux cent cinquante prochaines années. J’ai donc pris au cours de l’année diverses initiatives tournées vers le futur : en particulier, j’ai organisé une conférence intitulée « Le vin à l’ère solaire“. Des météorologues et des climatologues de renommée mondiale comme Harmut Graßl, de l’Institut Max Planck de Hambourg, et Manfred Stock, de l’Institut de Potsdam pour la recherche des impacts climatiques, ont été conviés à cette manifestation. Je souhaitais entendre leur avis et discuter avec eux des changements climatiques qui nous attendent, afin de commencer à réagir dès aujourd’hui et à prendre la bonne direction pour l’avenir.

Au cours de mon exposé, je m’efforcerai de conjuguer la présentation de la région viticole du Haut-Adige avec les conséquences possibles que les changements climatiques pourraient avoir sur cette dernière compte tenu de ses caractéristiques. La région du Haut-Adige se trouve au nord de l’Italie (elle est limitrophe de l’Autriche et de la Suisse) a une latitude de 46°. Chaque année, elle produit de trois cent cinquante à quatre cent mille hectolitres de vin sur un vignoble de 5000 hectares, soit 0,7% de la production italienne. Le Haut-Adige doit son climat particulier à sa position au coeur des Alpes et au pied des Dolomites, ainsi qu’à la large ouverture de la vallée de l’Adige vers le sud. C’est sur les versants de cette dernière que s’étend la plus grande partie du vignoble.

La fermeture de la vallée vers le nord, à la hauteur de Bolzano, capitale du Haut-Adige, entraîne une accumulation de la chaleur. Il en résulte une température diurne élevée, où elle est comparable à celle de Rome, de Palerme et de Florence en été. La nuit, la température baisse considérablement sous l’effet des vents forts qui soufflent des montagnes et des glaciers. À l’instar de la température, la région en général est marquée par de forts contrastes. Le nord et le sud s’y rencontrent, parfois de manière brutale, ils se fondent et confèrent à la région sa spécificité et son attrait particulier. La précipitation pluvieuse moyenne est de sept cent ou huit cent mm par an. Les contrastes se manifestent dans la géologie, le paysage, la culture, la langue, l’architecture, la cuisine et, bien sûr, le vin. La vigne est cultivée entre deux cent trente et mille mètres d’altitude sur des sols calcaires et volcaniques, ainsi que sur des terrains sédimentaires fluviaux et glaciaires. Ces conditions expliquent pourquoi depuis cent soixante ans, outre les cépages autochtones tels que le Gewürztraminer, le Vernatsch et le Lagrein, nous cultivons également des cépages originaires d’autres régions afin d’adopter le plus approprié à chaque terroir.

Le Chardonnay, le Pinot Blanc, le Pinot Gris, le Riesling, le Sauvignon, le Pinot Noir, le Merlot et le Cabernet ne sont donc pas une mode de ces vingt dernières années, mais font partie intégrante de l’éventail des cépages traditionnels. Aujourd’hui, la force des vins du Haut-Adige réside dans les vins blancs. Le fait que l’on y produise encore plus de 60% de vins rouges s’explique par des raisons historiques : pendant des siècles, le Haut-Adige a approvisionné les principales cours et dynasties de ses voisins du Nord, à savoir l’Autriche, la Bavière et la Suisse. À l’échelon italien, le Haut-Adige compte avec le Frioul parmi les régions spécialisées dans les vins blancs. Quand on parle de vins blancs italiens, on ne peut faire abstraction du Haut-Adige. Les vins se caractérisent par leur finesse et leur élégance, alliée à leur structure marquée, leur plénitude et leur corps. Le bouquet fin et racé s’accompagne d’une acidité nerveuse, d’une minéralité remarquable et d’un bon potentiel de vivacité, c’est-à-dire de vieillissement. La dolomite et le porphyre, qui constituent respectivement une roche sédimentaire et éruptive, produisent une dialectique qui est également perceptible dans les vins.

Il convient de préserver cette spécificité des vins du Haut-Adige. C’est cependant avec une certaine inquiétude, comme vous aussi probablement, que j’observe et je vis les modifications du climat de ces vingt dernières années. À mon sens, si cette évolution continue, la spécificité des vins du Haut-Adige, qui est pour moi un atout, risque de disparaître. C’est pourquoi j’estime qu’il est de mon devoir et de notre devoir à tous de nous préoccuper du climat et de développer davantage de sensibilité à cet égard. En effet, comme le montrent clairement Graßl et Stock, c’est un choix obligé. Qu’en est-il donc des changements climatiques ? Le climat change car les paramètres climatiques se modifient constamment sous l’effet des autres constellations. Jupiter, Saturne et Venus ont une influence déterminante sur la révolution de la terre autour du soleil, et ils sont responsables des cycles glaciaires-interglaciaires.

L’humanité a aujourd’hui la chance de connaître une très longue période interglaciaire : selon les prévisions, celle-ci devrait encore durer de 30 à 40 000 ans. Ceci signifie que, même sans l’effet de serre, la terre va se réchauffer au cours des prochains siècles. En revanche, l’effet de serre a été généré par l’homme. En fonction du scénario futur des émissions de gaz à effet de serre produites par l’homme, la valeur moyenne globale des températures augmentera de 1,5 à près de 6 °C de l’an 2000 à l’an 2100. Pour mémoire, je vous rappelle que ce dernier siècle, le réchauffement a été d’environ 0,7°. L’un de ces modèles climatiques, présenté par Harmut Graßl, lequel ne prenant pas en compte la protection délibérée de l’environnement, prédit :

  • Une augmentation de la température, surtout à l’intérieur des continents et au Pôle Nord. En été, la glace de mer disparaît dans le bassin polaire ;
  • Une nette diminution des précipitations moyennes au mois d’août.
  • La sécheresse estivale propre à la Méditerranée se déplace vers le centre de l’Europe ;
  • Une augmentation du niveau de la mer de 0,5 à plus d’un mètre rien que sous l’effet de l’extension de l’eau de mer induite par le réchauffement, c’est-à-dire sans prendre en compte la fonte ;
  • C’est le rétrécissement de la cryosphère qui provoquera le changement le plus radical dans le système.

Pour nous qui sommes relativement proches du Pôle Nord, il en résultera un réchauffement supérieur à la moyenne. Plus l’on va vers le nord et plus l’impact de ce facteur multiplicateur sera fort. Le directeur de l’Institut Max Planck a également souligné l’importance de miser sur l’énergie solaire. En 2100, nous n’aurons besoin que de 1/5000e de la quantité produite par le soleil pour couvrir les besoins énergétiques des neuf milliards d’humains, besoins qui auront triplé d’ici là. Mais nous aurons besoin de la volonté conjointe des responsables politiques et des grands groupes énergétiques pour exploiter cette énergie gratuite. Toutes les autres sources d’énergie ne constituent qu’un complément secondaire, qui sera de toute façon épuisé dans quelques décennies, à l’exception des sources renouvelables telles que l’énergie hydraulique, la chaleur terrestre et l’énergie éolienne. Nous qui travaillons dans la viticulture, nous percevons déjà ces changements climatiques : en effet, la vigne est un indicateur sensible de ces modifications.

Les années chaudes de la dernière décennie et la canicule de 2003 nous donnent déjà un aperçu inquiétant de ce qui nous attend à l‘avenir. Ceci apparaît notamment dans un sondage de l’Institut pour la recherche sur les impacts climatiques a Postdam réalisé auprès de vignerons français, italiens et allemands. Ce sondage montre que la plupart d’entre eux ont observé des répercussions sur le rendement, la qualité et les maladies de la vigne, qui sont imputables aux changements climatiques. On constate également une tendance au décalage de la phénologie, avec une apparition précoce de la feuillaison, de la floraison, du début de la maturation et de la vendange. Ces constats sont étayés par les observations scientifiques. Manfred Stock et son équipe ont étudié les répercussions possibles du changement climatique sur la viticulture en Europe compte tenu des différences régionales de répartition des températures, de l’indice de Huglin – qui comptabilise la chaleur – et d’autres paramètres climatiques tels que les précipitations. Il en résulte ce qui suit :

  • Un net déplacement de la viticulture vers le nord: les régions viticoles d’Europe du Nord, par example, s’aligneront sur le climat du Sud de la France et d’Italie du Nord
  • Evénements climatiques extrêmes, longues périodes de pluie et longues périodes de sécheresse.
  • Augmentation du rayonnement journalier moyen, nombre de journées chaudes, température diurne moyenne et précipitations moyennes peuvent avoir des effets positifs ou négatifs sur la qualité.

Manfred Stock énumère une série d’opportunités, de risques et d’incertitudes résultant des effets du changement climatique :

  • Le caractère des cépages va se modifier.
  • Les cépages changeront de région. Là où, par exemple, le Pinot Blanc, le Riesling et le Müller Thurgau trouvent aujourd’hui les meilleures conditions, c’est Cabernet Sauvignon et Merlot qui développeront la meilleure qualité dans 50 à 100 ans.
  • Les phases végétatives seront plus précoces et la croissance plus rapide.
  • Il en va de même pour les ravageurs.
  • L’augmentation du rayonnement accélérera la maturation et provoquera davantage d’échaudage.
  • On peut envisager une amélioration de la qualité pour certaines années, mais aussi une variabilité accrue en raison de l’instabilité du temps.
  • La variabilité du climat et du rendement ira croissant, ce qui augmentera probablement les risques économiques pour les producteurs.
  • Les nouvelles régions et surfaces contribueront à accroître la concurrence.

De mon point de vue, la seule réponse et la seule réaction possibles face à ces perspectives résident dans le développement durable. J’estime que nous devons nous engager à agir de manière durable, ce qui constitue un défi passionnant. La vie et le travail dans les domaines viticoles doivent être agencés de manière à garantir le mieux possible le maintien des opportunités de développement pour les générations futures, grâce à une préservation des ressources naturelles. Dans les domaines viticoles, le concept de développement durable va bien au-delà des objectifs d’une viticulture compatible avec l’environnement, écologique ou biodynamique. Il ne concerne en effet pas seulement la production dans le vignoble et la cave, mais englobe tout le contexte du produit. La commercialisation, la logistique, l’énergie, l’épuration, les eaux usées et les déchets ne sont que quelques domaines d’action parmi tant d’autres.

Il y a dix ans, j’ai eu l’opportunité de construire une nouvelle cave. Afin d’exploiter les ressources et les principes naturels, nous avons réalisé un pressoir en forme de tour d’environ 17 mètres de profondeur, qui permet de traiter les raisins sans pompes. Afin d’éviter les émissions de CO2 dans l’atmosphère, nous avons renoncé à la combustion des énergies fossiles pour produire la chaleur et le froid, et nous avons misé sur les énergies renouvelables. Une installation solaire – la première à avoir été financée par des fonds privés en Italie – couvre jusqu’à 25% de nos besoins électriques. Les matériaux naturels et biologiques utilisés pour la construction contribuent à créer un climat sain et agréable, qui a des répercussions positives sur l’élevage des vins. Aujourd’hui, de plus en plus de chefs d’entreprise – non seulement dans le secteur vinicole – sont prêts à dépenser davantage pour agir de manière durable. D’une part, ceci contribue à renforcer la responsabilité sociale de l’entreprise, soit le bien-être des collaborateurs. D’autre part, ces investissements supplémentaires sont payants grâce à un gain en termes d’image et grâce à la valeur ajoutée de l’entreprise.

Nous ne devons pas considérer les initiatives durables comme un fardeau, mais comme une opportunité de répondre à la demande : l’augmentation du revenu des consommateurs entraîne une augmentation de leurs besoins en matière de qualité environnementale. S’agissant de la viticulture, il est nécessaire de préserver la biodiversité et le paysage culturel actuel. Les vignobles sont des éléments essentiels du territoire, qui façonnent l’image d’une région. Or, rares sont nos collègues qui le pensent et agissent en conséquence, du moins dans le Haut-Adige. La plupart sont soucieux de mettre en place des vignobles à moindre coût et d’engranger le plus de recettes possibles. Qui, après avoir défriché les anciennes vignes, laisse encore le sol en friche pendant un an ou deux? Qui laisse assez de place pour les arbustes et les arbres à proximité de la vigne, de manière à contribuer à la biodiversité et à atténuer les effets négatifs de la monoculture ? Qui utilise encore des pieux en bois ? Pour appréhender les modifications induites par les changements climatiques, il faut être prêt à expérimenter, avoir le courage et la capacité d’introduire des nouveautés afin de cohabiter avec ces changements et donc de s’adapter à l’évolution climatique.

Le grand avantage du Haut Adige par rapport à plusieurs autres régions viticoles est que notre position au milieu des hautes montagnes nous permet de transférer nos vignobles à plus haute altitude. Le Haut-Adige peut miser sur son important bagage d’expériences. Comme nous l’avons évoqué au début, au cours des 150 ans dernières années, nous avons testé toutes sortes de cépages sur différents sites afin de choisir les plus adaptés. À l’avenir, cette expérience nous aidera peut-être à trouver de nouveaux cépages adaptés à la région. Par exemple, les tentatives de culture du Viognier et du Tannat réalisées ces 20 dernières années ont donné de très bons résultats. À l’avenir, ces cépages pourraient se développer aussi chez nous. Nos efforts viseront à préserver le Haut-Adige comme région de production du vin blanc. Peut-être le futur de cette région réside-t-il dans le Verdicchio, dans les cépages grecs tels que l’Asyrtiko ou dans les cépages du Caucase. À l’avenir, il importe d’expérimenter dans cette direction. La nature possède une énorme richesse en matériel génétique diversifié, qui sommeille quelque part dans les vignobles en friche. J’estime plus sensé d’investir nos énergies et notre argent pour permettre à tous les viticulteurs d’avoir accès à ce matériel génétique que d’investir dans de nouvelles cultures et des cépages résistants.

Dans le Haut-Adige aussi, nous devons miser davantage sur les assemblages, qui offrent une plus grande marge de manoeuvre et dont la composition peut être modifiée au fil des ans, lorsqu’un changement de cépage s’avère nécessaire. Parallèlement, nous devons oeuvrer à moyen et long terme pour réduire l’importance de la désignation des cépages dans le domaine de la commercialisation et de l’étiquetage. Dans ma région, nous avons encore une majorité de treilles en tonnelle, un mode de conduite certes typique mais qui n’est pas optimal pour la qualité. La vigne forme un large toit de verdure sous lequel les raisins sont à l’ombre. J’ai abandonné ce système il y a vingt ans, et je m’engage depuis à le remplacer par d’autres modes de conduite. Toutefois, face au réchauffement prévu, je me demande si nous ne devrons pas revenir au mode de conduite traditionnel dans les prochaines décennies.

En ce qui me concerne, j’ai choisi la voie de la méthode biodynamique, et je suis sûr qu’elle gagnera encore en importance et révélera son bien-fondé face aux changements climatiques. Sans l’influence négative de l’homme par le recours aux produits phytosanitaires, à l’engrais, au mauvais traitement du sol, la vigne peut gagner ainsi en résistance et en endurance. Avec l’aide de la force de la nature elle peut faire valoir ses qualités et s’adapter au changement du climat. Il convient de poursuivre le développement technologique pour diminuer les besoins en carburant et équiper les machines de moteurs à biocarburant ; pour développer des machines qui réduisent, voire éliminent la pression et les vibrations sur le sol. La gestion des vignobles par satellite pourrait permettre un jour de les travailler de manière ponctuelle et de n’intervenir que là où c’est nécessaire. Nous avons tous besoin de plus de liberté d’action. L’Union européenne et les institutions nationales doivent se convaincre de la nécessité de nous laisser davantage de liberté. Sinon, comment pouvons-nous expérimenter ?

S’agissant des méthodes géniques, je ne suis pas en mesure de prendre position sur cette question. En tout état de cause, elles nécessitent une discussion. Les grandes décisions qui s’imposent pourraient bénéficier de l’apport des modèles climatiques régionaux et locaux, qui permettent une analyse du potentiel de développement climatique spécifique à chaque terroir. Toutefois, selon Manfred Stock, il n’est pas encore possible de déterminer le climat local et le climat du terroir. Permettez-moi de conclure en citant les propos du météorologue Hartmut Graßl. « Quand une plante vit plusieurs décennies et que les changements climatiques dépassent en quelques dizaines d’années ce qui s’est produit en l’espace de plusieurs siècles, ceux qui n’expérimentent pas et ne sont pas en mesure de s’adapter aux conditions en constante mutation sont forcément des perdants. » J’ajouterais pour ma part que j’espère que nous ferons partie des gagnants.