Il y a des choses bien intemporelles quand d’autres se fixent dans le temps et les mémoires. Deux ans sont passés depuis notre symposium en Hongrie. De lourds avatars de santé m’avaient empêché de vous retrouver l’an dernier à Genève pour vous en faire le compte-rendu rituel. Mais à vrai dire, nous avions déjà si longtemps attendu pour aller en Hongrie! Le désir et le projet de ce voyage d’étude étaient pourtant bien anciens, esquissés déjà dès 1973 avec Robert Gyula Cey-Bert, Je rêve d’aller voir une Hongrie libre et aussi ses vignes libérées. Nous étions quelques uns à avoir eu la chance par un détour de vente à Londres, de goûter à une bouteille d’un vin de Tokay d’avant les guerres. Un rêve. Car nous savions qu’entre temps, tout ce qui était vignes, vins, et de la plus ancienne tradition, avait été là-bas ruiné, comme effacé. C’est enfin grâce à Robert Cey-Bert, devenu membre à part entière de notre Académie, que nous pûmes prendre nos bâtons de pèlerins, et aller vérifier que la résurrection s’était amorcée en Hongrie, grâce à l’entêtement millénaire de la vigi1e et à celui de quelques vignerons exigeants et irréductibles.

Rien n’a dû être facile là-bas, rien n’y est dans les normes du facile et du simple. Est-ce presque un autre monde? Cela faillit être le cas pour nous lorsque notre avion piqua presque du nez en freinant sur le tarmac de l’aéroport : une petite voiture traversait la piste devant nous, comme ça, en toute désinvolture inconsciente! Même étonnement avec la visite prévue – mais impossible – du centre de Budapest : la ville était paralysée, en blocage total, par une circulation automobile en anarchie totale, elle aussi. Heureusement, nous avons pu rejoindre notre port d’attache, l’hôtel Gellert, monument témoin d’un autre âge, plein de mémoire et d’histoire, avec son beau parc aux piscines et terrasses baroques, ses thermes justement célèbres, et nous y installer, avant de gagner plus facilement l’église Matyas, historique église du couronnement, au dessus d’une des courbes du Danube, et proche de la colline du Château.

Un magnifique concert d’orgue et de chant nous y était réservé : installés comme chanoines dans les stalles du chœur sur-décoré, nous ressentions enfin l’émotion de retrouver Budapest, la Hongrie, les histoires, l’Histoire, où tout, au cours des siècles a été fait, défait, refait, la Hongrie qui depuis peu d’années retrouvait sa liberté, son indépendante identité, sinon sa plus ancienne unité, en une renaissance dont la vigne, aussi et surtout, allait ensuite nous donner la leçon. Après ce prélude dans l’église du couronnement, le repas d’accueil le soir, au tout proche restaurant « Fortuna » fut un haut moment gastronomique, certes, mais tout autant musical: Robert Cey-Bert l’avait conçu comme une véritable et initiatique «rhapsodie hongroise». L’équipe de ce bienheureux « Fortuna », sous la pression de Robert, avait préparé, essayé, répété, avec le chef Peter Mozes, avec la direction de Paluska Gyula et les responsables Kalman et Peter Hégédus, une vraie symphonie. Quel repas! Je vais tenter de vous décrire la brillante partition jouée entre vins et mets.

Tout s’y rassemblait, sous la baguette inspirée de l’ami Robert : accords des vins de Hongrie, histoire de la gastronomie, de la musique et des danses hongroises. Je veux aussi y relever une rare qualité de service. Rappelez-vous, un service de cour, une chorégraphie en exactitude de ballet, symétrie des positions, attention des gestes, tout soumis à cette sorte de «janissaire – chorégraphe – chef de salle» dont l’œil seul, dominateur, ordonne, dispose, acquiesce, – ou pourrait faire tomber une tête ! – bref, un service de cour, comme on n’en trouve plus guère d’aussi haut niveau autour des meilleures tables du monde. Cela, qui est rare, doit être salué. Robert Cey-Bert, il faut le savoir, est pétri sans réserve d’une conviction : le chamanisme, venu de la lointaine Asie, bien antérieur, puis sous-jacent, au christianisme. Il nous fit remonter aux légendes et histoires de la plus vieille et plus vaste Hongrie, qui en est nourrie; et c’est ainsi que des chevauchées de saveurs se succédèrent.

A l’ouverture : foie gras, truite fumée, gigot de cerf avec le Tokay Funnint-Diznoko 1996 de notre confrère Jean-Michel Cazes (eh oui! nous en reparlerons), puis une étonnante et rare soupe de langues de canards sauvages, avec le plus ancien cépage de Hongrie, le Boglari Kiralyléanika, vin de 95 d’Otto Lêgli d’une génération de vignerons, tout cela faisait une «offrande pentatonique» comme dit Robert, ancestrale et succulente qui situait ce premier mouvement. Le second s’ouvrait dans nos verres avec le Taltoshegyi Némérizling, aussi de 95, de Sandor Toth : c’est le riesling hongrois, qui fait plus penser à un pinot, bien différent des rieslings alsaciens ou allemands, mais avec une acidité bien en situation sur le poivre et le soupçon de girofle qui caractérisaient le tout petit esturgeon à l’aneth, appelé sterlet, assez fortement épicé.

Les troisième et quatrième mouvements voulaient nous faire accomplir un saut de six siècles : en 1456, la Hongrie est attaquée par les turcs. Nous remontions à ces temps lointains avec un «jus de racines » comme on disait autrefois des légumes, une sorte de «trou de fraîcheur» pour reposer le palais avant de passer au premier vin rouge : le Villanyi Kekfranko 93, un vin autrichien-hongrois, symbole des provinces perdues, après un braisé – plat typique, avec les soupes, et la cuisine hongroise – fait ici d’un « bœuf gris» venu de l’Asie, accompagné de grosses pâtes, de petits lardons fumés, dans le feu du poivron et du paprika. Le cinquième mouvement nous amenait à ce vin classique, le « Sang du Taureau», d’Egri Bikaves, qui rassemble fortement plusieurs cépages, avec cet autre bouquet de saveurs des fromages : le plateau marquait la renaissance des fromages de chèvres en Hongrie, renaissance aussi de ces hommes du terroir restés de véritables bergers, ceux qui avec les vignerons permettront à l’Europe de survivre dans la personnalité préservée de ses particularismes.

Malheureusement : moins de personnalité dans des desserts sans grand intérêt. Ils firent regretter l’abondance gourmande des desserts austro-hongrois, après ce beau repas si fortement marqué dans ses recherches et sa réussite. Mais le Tokay 1972, une «année du siècle» peut-être, au goût marqué de raisins passerillés, presque grillés, de la Société Vinicole Orémus, gardé 22 années en fût, mis en bouteilles il y a trois ans, nous amenait à ce que nous étions aussi venus rechercher dans ce pays. Enfin, c’est le tourbillon des danses et musiques et leurs virtuosités couronnant cette soirée mémorable, qui fit s’évanouir mon regret de n’avoir pu visiter la ville et m’emplir de ses fastes d’empire et royaume. Il faudra revenir. Le lendemain : au travail! Dès notre lever à l’hôtel Geller, notre rituel symposium rejetait les tourbillons de la veille, mes regrets des escapades manquées dans Budapest, d’éventuels concerts de Bela Bartok et musiques de chambre, de bains byzantins. Il fallait travailler et, d’abord un petit film gentiment touristique nous réconcilia avec ces regrets, et le directeur de l’hôtel Geller nous salua fort civilement.

Notre cher Président André Parcé ouvrit officiellement ce symposium, traça notre avenir en donnant rendez-vous pour l’an suivant en Beaujolais, puis à deux ans en Autriche et rappela cette longue genèse du projet hongrois, enfanté et réalisé enfin par Robert Cey-Bert, devenu notre confrère à part entière. Puis il s’enflamma d’une dimension historique et lyrique pour se transformer en juste français et européen pour demander le pardon : il faut vraiment assumer nos parts de responsabilité d’histoire d’avoir fait éclater l’empire austro-hongrois. Nous étions comme lui émus. C’était le rappel de l’histoire avec un H majuscule, qui devait ici comme ailleurs laisser tant de séquelles tragiques. Jean-Pierre Perrin, notre chancelier confirmé, ouvrit les discussions sur les affaires de l’Académie, salua les nouveaux membres, et passa la parole à Robert Gyula Cey-Bert pour qu’il présente sa passionnante histoire de la vigne et du vin en Hongrie, remontant bien sûr aux temps chamaniques et marquant lui aussi comme le traité de Versailles a blessé la Hongrie, démantelé ses vignobles en même temps que l’ancienne Europe dont il faut reconstruire les ponts et les échanges.

Il nous enseigna aussi, entre autres éléments d’anecdotes ou de significations fortes, que le mot « BOR», qui veut dire « vin » en Hongrie, est la seule exception au mot universel « vin ». Bor est déjà dans les chroniques chinoises, deux siècles avant notre ère. Bor réunit la terre et le ciel, les couleurs de la vie et du changement, il est le lien entre homme, Dieu, et nature. Et si Attila, les légendes et les réalités, les Scythes, mêmes, et la christianisation, se succédèrent et s’entrelacèrent pour donner – après les destructions et renaissances – avec le vin la civilisation, je constate qu’ensuite avec la Bohème, la Pologne et la Hongrie, trois rois avaient déjà fait marché commun pour le vin. Monsieur Peter Modos est le secrétaire général de l’Académie du Vin en Hongrie. Il compléta l’exposé de Robert en nous parlant de façon très éclairante de la vitiviniculture d’aujourd’hui dans son pays où la vigne, millénaire certes, fut frappée par trois ravages majeurs : la domination turque – même si les envahisseurs turcs n’ont jamais pu prendre la forteresse de Tokay où le vin contient des parcelles d’or – le phylloxéra bien sûr, puis les bouleversements politiques de l’histoire récente avec le système de la collectivisation.

Tout cela qui fit que la Hongrie avait perdu les cieux tiers de son territoire, de sa production, comme de ses marchés. La conception industrielle du vin par les « fermes d’Etat» a failli tout casser, ruiner. Mais la Hongrie et la vigne ont été des Phénix, comme une rhapsodie, toujours à renaître. Et puis le travail, le travail, et « aide-toi »… André Parcé fit la synthèse de tout cela, si exemplaire: l’homme, Phénix, le terroir, l’humaine adresse, la vérité du vin. C’est la vérité des trois éléments, terroirs, climats, cépages, le terroir avant tout, que l’homme travaille et dont il tire l’œuvre. Jean-Pierre Perrin souligna combien encore en Hongrie la vitiviniculture est à rétablir, que de la faillite peut maintenant bien renaître la protection d’origine, la préservation et la résurrection de la grande belle partie du vignoble, et que rebâtir et le faire bien, cela peut-être mené avec l’exigence et l’esprit de l’AIV.

Après cette dense matinée de travail, il était bon de retrouver au restaurant Duna de l’hôtel Gellert, une table rendue chaleureuse par les vins rouges de Villanyi qu’avaient apportés des vignerons: certains d’entre eux se sont associés déjà avec des membres de notre Académie. Ainsi notre ami et confrère Erik Sauter qui présenta ces vins de Villanyi (servis d’ailleurs un peu trop « chambrés») s’est «ensouché » là-bas, si je puis dire, en association avec ses amis Eric et Ede Tifan, et ces vins rouges furent belle démonstration d’un présent déjà bien acquis et d’un devenir prometteur. Je garde souvenir de ce Villanyi Cabernet franc 95, belle année mûre, de raisins égrappés, macéré pendant 42 jours en bois de chênes de Russie, et du «Grande Sélection» 95 également, tous ces vins encore bien jeunes et très prometteurs. Les Tifan, vignerons depuis le XVIè siècle, ont retrouvé facilement leurs belles traditions et la société Mondivin qu’ils ont créée avec Erik Sauter voici cinq ans déjà, peut-être fière de leurs cabernets francs ou sauvignons, qui s’épanouirent sur le repas. J’en retiens ainsi leur bon accord sur le paleron de bœuf braisé – dont on nous a assuré qu’il était accompagné de champignons aphrodisiaques, eh oui!

Mais je ne veux pas oublier non plus un Tokayi Funnint de 96, auparavant servi, de notre confrère et ami Franz Keller, qui se maria parfaitement sur une succulente soupe d’agneau à l’estragon de Transylvanie. Franz Keller nous fit apprécier aussi un bien beau Tokay Aszu 5 puttonyos, lui aussi de son domaine du Château Pajzos, de 93, qui chanta sur une tarte aux fraises des bois. Après tout cela, sans doute croyait-on nécessaire, un bon digestif: on le découvrit un peu plus tard à Kecskemet, où la distillerie de la famille Zwack depuis deux siècles a maintenant développé en association d’un tiers hongrois, un tiers britannique et un tiers germanique, parmi 200 types de boissons, une gamme de 80 produits distillés – liqueurs ou eaux de vie – où domine le célèbre Barak, eau de vie d’abricots, dont nous garderons longtemps les arômes.

Il pouvait paraître ensuite nécessaire de traverser les plaines, sinon pour y chevaucher, comme autrefois, mais pour atteindre la bien sympathique Auberge de Lajosmyze. Ce fut «l’Académie aux Champs», comme le dit si bien Jean-Pierre Perrin dans ses remerciements, avec pour quelques-uns les regrets de nos bien plus jeunes exploits équestres d’antan, en voyant les extraordinaires démonstrations de chevaux, de voltiges, de musiques et de danses dont on nous régala. Un grand dîner de goulaches à la mode des bergers de putza préparés en plein air nous fit bien lamper cette fois les vins de la maison Zwack. Sommeil bienfaisant déjà dans les cars de retour, puis en Gellert retrouvé.

Le lendemain, bien tôt, notre réveil et départ vers le nord-est de la Hongrie, pour la région de Tokay. Je sentais que c’était dans cette journée que se concentreraient et notre attente, notre but, et une ouverture, l’influence des esprits chamaniques de Robert. Qui sait? Et pourquoi pas ? De ce dernier jour, je retiens comme un bouquet de souvenirs. Un paysage. La contrée au pied de la montagne, précisément le mont des chamans – nous y voilà – les creux des marécages, qui font les brumes, les brumes qui font le botrytis, qui a fait le Tokay. Bien avant que ne fût retrouvé, beaucoup plus tard, ce même miracle dans notre Sauternais occidental. Des vignes, aussi, conduites en croix, assez hautes. Et puis des caves, si étranges, d’autres temps : dans les villages on aperçoit un fronton, des frontons, d’étranges portails parfois rapprochés ouvrant chacun sur d’étroits escaliers, un peu vertigineux, descendant et s’enfonçant dans la roche volcanique et la terre de loess vers les caveaux bas et resserrés. Des «caveaux de famille», pour plaisanter comme l’un de nos hôtes, d’origine anglaise, en nous faisant déguster ses beaux vins de 93.

Mais d’abord, un château, Sarospatak, de Chamanspatak, centre culturel de la région, où nous fûmes accueillis par « Tokay Renaissance » dans les vastes salles, et déjà par le jeu merveilleux d’un flûtiste qui nous donnait aussi le son plus aigrelet d’une clarinette, un enchantement de qualité dans cet ancien château des princes Rakoczi. Ce fut une halte mémorable en ce lieu revivifié par la culture et l’organisation de l’accueil, après des décennies d’abandon et une double résurrection aussi autour d’un buffet passionnant par ses découvertes gastronomiques. Ainsi et surtout les succulents choux farcis à la crème aigre, et les délicieux canards, farcis eux aussi, des fromages et d’autres saveurs bienfaisantes avec les vins d’entour: une bonne jubilation s’était installée en nous.

Alors, prions, prions, mes frères! «Oremus», comme on disait aux temps où se pratiquait encore le latin! Nous étions déjà dans les caves de cette Société Orémus, qui appartient à l’heureux propriétaire aussi du célèbre cru «Véga Sicilia » en Espagne. Monsieur Alonso et Monsieur Andréas Bacso nous confirmèrent que chez Orémus l’eszencia, le pur jus des grains aszus botrytisés n’est pas gardé en fûts mais en bonbonnes de verre. Par ailleurs, près de 3200 fûts de chêne de la montagne s’alignent dans les labyrinthes de plusieurs étages de caves. Ne vous étonnez pas d’apprendre aussi que la circulation de l’air y est assurée par des bouches d’aération qu’on y appelle «les trous de l’âme», à coté de la couche épaisse de moisissures des parois tapissées comme d’un velours de « cladosporium cellere ».

Les beaux vins d’Orémus marquent bien qu’on ne pourra juger, et préjuger l’avenir qu’à partir des vins de 1992. Orémus a été alors repris en bonnes mains, avant, rien n’était tout à fait clair dans les vins et les séquelles des «combinats» industriels. Retenons-en cependant l’étonnant 1972, un des meilleurs millésimes en Tokay, qui fut mis en bouteilles trois ans avant notre dégustation, après 22 ans de fût ! Cette très belle cave était donc une révélation, comme les vins eux-mêmes. Toutes les questions et les réponses se croisaient sur les Tokay, sur leur histoire, leurs cépages, leurs gloires passées et récentes, leur renaissance actuelle. Robert CeyBert nous en a donné aussi tous les éléments d’information dans son beau travail pour l’Académie, tout comme notre confrère Christophe Von Ritter dans un excellent dossier spécial de sa revue DIVO. Je n’y reviens pas, nous savons tout ou presque : rien ne devait plus nous échapper des définitions de puttonyos, d’aszu, d’escenzia, des cépages de Hongrie, et de ceux qui sont spécifiques au Tokay.

Dans tous les hauts lieux du vin, nous avons toujours rencontré notre ami et confrère Jean-Michel Cazes: je dirai qu’il est venu – avec beaucoup d’assurance – de Pauillac et Saint-Estèphe, replanter et reconstruire en Hongrie pour le groupe AXA, qui a pu acquérir avec les premières privatisations, le domaine de Disznoko. AXA, de façon délibérée, que certains disent provocante, a tenu à marquer son particularisme en bâtissant un ensemble admirable de beauté architecturale, et de grande efficacité rationnelle, et a tenu aussi à replanter et moderniser le vignoble, à expérimenter encore en plein prolongement de la tradition. Enfin, et peut-être surtout avec cet art tout humain de la constitution d’une équipe passionnée ; déjà au départ avec la liaison étroite entre Jean-Michel Cazes, l’architecte Dezso Fker, le directeur général Dominique Arangoits. Le résultat s’épanouissait en nos palais à la dégustation des vins de Disznoko depuis le Tokay Aszu 92, le premier millésime réalisé dans les conditions difficiles pourtant de la construction et du démarrage, un bien beau vin cependant, d’abord refusé par le ministère, puis consacré avec le prix du meilleur vin par la presse hongroise spécialisée!

Les 93 Tokay aszu 4 puis 5 puttonyos marquaient la différence qui s’obtient en montant avec plus de concentration et de complexité aromatique de 4 à 5 puttonyos déjà, et avec 6, dont le goût restait rafraîchissant et citronné malgré le sucre qui restait aux lèvres! Nos amis nous réservaient encore une surprise: avec l’eszencia, du 93 aussi, on n’est plus dans le domaine du vin. Une rareté de richesse, beaucoup d’acidité en même temps que de concentration: 750 grammes de sucre par litre! à voir, en fût, dans 10, 20 ans, au-delà, mais qu’en faire? L’utiliser en nappage de desserts, en sorbet? Je laisse mes suggestions. Au-dessous du Rocher des Sangliers (Disnoko) et du petit temple blanc de l’ancien domaine des Rakoczi classé premier cru par décret royal dès 1734 , nous allions nous retrouver à la «maison jaune du vin» pour le dîner savoureusement simple: goulache aux haricots, ragoût d’agneau et ses pâtes au fromage de brebis, crêpes au fromage blanc qui allait nous faire reprendre plus sagement et classiquement un Furmint 96, puis un 94 avant le Tokay Aszu 6 puttonyos 93, tous beaux puis très grands vins qui garderont sûrement bien longtemps, et déjà, notre plus grand plaisir.

Voilà. C’était la fin officielle de notre symposium voyage d’étude de printemps. Le lendemain, deux possibilités restaient ouvertes, l’une plus touristique, l’autre gardant une ouverture attentive sur les réalités vitivinicoles. Nous garderons tous beaucoup de précieux souvenirs, découvertes, enrichissements, de ce voyage; je n’oublierai pas non plus la douceur du Lac Balaton et des hôtels et auberges. Il restera fortement le souvenir du rassemblement de l’Académie sur le grand escalier de la maison de la culture, à Budapest, au sortir de la cathédrale néogothique. La photo est là. André Parcé au premier plan. C’est la dernière photo que je garde de lui, tout son troupeau académique derrière lui, beau symbole. Il faut dire merci à tous, pour tout et en tout, d’abord à Robert Cey-Bert, et à tous les amis hongrois qui nous ont accueillis autour de lui. Merci aussi à ces groupes pionniers investisseurs que j’ai cités. Ils ont cristallisé la renaissance du vin en Hongrie et mis aux oubliettes de la honte, les «usines à vins», « Kombinats » industriels d’un enfer révolu.

Je n’oublierai pas, surtout, dans tout ce voyage hongrois les précieux contacts avec les petits producteurs, qui gardent, après l’avoir perdue, puis retrouvée, une tradition familiale, sélectionnant sans doute plus attentivement leurs encépagement, leurs méthodes vinicoles, leurs renaissances à tous. Ces vignerons exigeants et irrédentistes qui avaient su se préserver de tout ce lavage de cerveau, de toute cette uniformisation industrielle qui avait broyé dans le laxisme sans prise de risque et dans l’oubli une pleine génération, et qui ont voulu tout reconstituer. Leurs vins sont là pour tout prouver. Je veux les saluer, ces braves gens et dignes vignerons comme les Polgar, les Sandor, à la fois si fiers et modestes, ceux à qui on avait tout

confisqué et qui durent même racheter leurs propres biens, leurs traditions, leurs domaines où tout fut laminé, uniformisé, confisqué vraiment, et aurait été oublié si l’un d’eux n’avait pu retrouver et reprendre les carnets de notes, observations et conseil de son arrière grand père! C’est l’exemple même de la reconstruction, de la renaissance, de l’espoir que l’AIV retrouvait fervents, intacts, pour l’avenir du vin en Hongrie. Bravo et merci à eux tous. Qu’une couronne chamanique rassemble aux pieds des monts des chamans, dans ces beaux paysages où une cave est toujours au bout de la vigne, avec des traces romaines au-delà, sur la colline. Leurs vins très beaux, très bien travaillés, sont l’avenir, avec le retour aux sources et leur exigence.