Domestication de la vigne à la lumière du « Test ADN »

Dr José F Vouillamoz

 

Université de Neuchâtel

National Centre of Competence in Research « Plant Survival »

Rue Emile Argand 11

CH – 2007 Neuchâtel, Switzerland

e-mail jose.vouillamoz@unine.ch

tel +41 (0)27 3227165, fax +41 (0)32 718 2501

 

J.Vouillamoz_Domestication_Vignes_ADN2005

 

1. Position botanique de la vigne sauvage ou cultivée

On peut estimer aisément que plus de 99% des vins du monde sont issus de l’espèce Vitis vinifera L., littéralement la vigne à vin. Le reste est constitué des anecdotiques breuvages issus d’autres espèces américaines ou asiatiques du genre Vitis, ainsi que des rares « vins » plus ou moins licites produits en Europe à partir d’hybrides interspécifiques (croisements de Vitis vinifera et d’autres espèces de Vitis), qu’on appelle souvent « producteurs-directs ». Les botanistes subdivisent l’espèce Vitis vinifera L. est deux sous-espèces : Vitis vinifera L. subsp. Vinifera, qui regroupe tous les cépages, et Vitis vinifera L. subsp. Silvestris, qui est la vigne sauvage. Il ne fait aucun doute que les cépages dérivent d’une domestication à partir de vignes croissant à l’état naturel : lesquelles, quand et où ?

2. Domestication de la vigne sauvage: qui, quand et où?

2.1 Qui ?

2.1.1 « L’Hypothèse Paléolithique » 

Avant d’adresser les questions « qui, quand et où », il convient de tenter une reconstitution hypothétique du premier acte de domestication de la vigne : c’est ce que l’on surnomme «l’Hypothèse Paléolithique ». En effet, pourquoi donc a-t-on domestiqué cette plante présentant peu d’intérêt nutritif en regard des difficultés d’accès à ses petites grappes haut perchées ? On peut imaginer que des hommes préhistoriques, ayant observé des oiseaux se délectant de ces petites baies aux couleurs vives, en eurent récolté quelques grappes dans un récipient en bois ou dans une cavité rocheuse. La réserve aurait été mangée sur plusieurs jours et, sous le poids des grappes, un jus en aurait exsudé. Comme les raisins sont naturellement riches en sucres, et comme les levures se trouvent naturellement à la surface des baies, la fermentation aurait pu commencer. La dégustation fortuite de ce breuvage, qui pourrait être surnommé le « Beaujolais Nouveau » de l’Age de la pierre, aura certainement séduit par ses arômes et par les effets stérilisants et euphorisants de l’alcool. Ce sont vraisemblablement ces derniers qui auront donné aux hommes du Paléolithique l’envie de recommencer!

2.1.2 Une ou plusieurs espèces d’origine ?

Il y a plusieurs hypothèses concernant la ou les plantes à partir desquelles la vigne cultivée fut domestiquée. Au XIXème siècle, le botaniste français Planchon pensait que plusieurs espèces du genre Vitis avaient donné origine à la vigne cultivée. L’homogénéité génétique des cépages observée aujourd’hui permet de rejeter cette hypothèse. Au milieu du XXème siècle, des Russes argumentaient que la vigne à vin dérivait d’espèces de Vitis fossiles (e.g. Vitis teutonica), et non pas de la vigne sauvage. L’anachronisme de cette hypothèse devient aberrant lorsque l’on sait que ces Vitis fossiles ont disparu il y a plusieurs dizaines de millions d’années et que les cépages sont apparus il y a moins de 10’000 ans. Ainsi, l’hypothèse la plus communément admise par les scientifiques, et aussi la plus logique, est que la vigne cultivée dérive d’un ou plusieurs événements de domestication à partir de la vigne sauvage, Vitis vinifera subsp. silvestris, sous-espèce qui est à l’origine des 8 à 10’000 cépages actuellement recensés dans le monde.

2.1.3 Etapes de la domestication

La domestication d’une plante, c’est à dire son adaptation aux besoins humains par sélection, s’effectue en deux étapes : la mise en cultivation et la sélection. La mise en cultivation peut parfois se faire sans sélection, il n’y a donc pas de domestication. Dans le cas de la vigne sauvage, les hommes préhistoriques ont pu observer les semis naturels et le marcottage naturel (certaines tiges rampent au sol et prennent racine pour former un individu 100% identique). Ils auront par la suite sélectionné les individus ayant une plus forte teneur en sucre pour faciliter la fermentation, une plus grande taille des baies et des grappes, etc. Petit à petit, la vigne cultivée s’est morphologiquement démarquée de la vigne sauvage. Quelles sont leurs principales différences ? Outre la morphologie des grappes, des feuilles, etc. qui peut être variable, la différence la plus importante porte sur le sexe des fleurs : la vigne sauvage a des fleurs dioïques, c’est à dire qu’il y a des pieds de vigne avec des fleurs uniquement femelles et d’autres pieds avec des fleurs uniquement mâles, alors que la vigne cultivée a des fleurs hermaphrodites, c’est à dire que les fleurs possèdent les organes mâles et femelles sur le même pied de vigne. Or, dans les populations naturelles, il existe environ 2-3% d’individus sauvages qui sont hermaphrodites. Ceci est fondamental pour notre hypothèse de domestication que nous appellerons « L’Hypothèse Hermaphrodite ».

2.1.4 « L’Hypothèse Hermaphrodite »

A « l’Hypothèse Paléolithique » de la reconstitution du premier acte de domestication de la vigne sauvage préside « l’Hypothèse Hermaphrodite ». En effet, si un groupe d’hommes préhistoriques avait mis en culture un individu mâle, ils l’auraient rapidement abandonné car aucun raisin ne se serait développé. S’ils avaient mis en culture un individu femelle, les premières fleurs n’auraient pas pu être fécondées sans la proximité d’un individu mâle. Comme il est improbable qu’ils aient sciemment mis en culture un mâle et une femelle, l’individu femelle était en apparence stérile et aurait été lui aussi rapidement abandonné. Il faut donc avancer l’hypothèse que les premières vignes sauvages qui ont été domestiquées faisaient partie des 2-3% d’hermaphrodites naturels, ce qui permettait aux fleurs de s’autoféconder et ainsi de produire des raisins, faculté qui aura été fortement sélectionnée. C’est bel et bien l’étape fondamentale de la domestication.

2.2 Quand ?

2.2.1 Archéo-oenologie ou oeno-archéologie 

Les récentes méthodes développées en archéologie permettent de déterminer à partir des résidus d’une amphore si elle a contenu du vin ou non. Les premières preuves de fermentation de raisins remontent de 5400 à 5000 avant J.-C. (Figure 1), sur le site archéologique de Hajji Firuz en Iran (McGovern et al. 1996. Neolithic resinated wine. Nature 381 :480-1).

Figure 1. Preuves archéologiques de fabrication de vin (symbolisées par une jarre) et de présence de raisins (symbolisée par une grappe). La distribution actuelle de la vigne sauvage apparaît en violet. D’après McGovern P.E. (2003). Ancient wine. Princeton University Press

Le Prof P. McGovern et ses collègues ont pu démontrer en 1996 que des jarres excavées d’une résidence néolithique contenaient un vin résiné. Cela a été rendu possible par l’analyse du spectre infra-rouge des résidus rougeâtres incrustés dans la céramique : la détection d’acide tartrique en abondance, présent en grandes quantités uniquement chez la vigne, trahissait la fermentation de raisins. Les analyses de McGovern, qui sont encore en cours, laissent supposer que deux autres sites archéologiques en Géorgie et au Sud-Est de la Turquie pourraient faire remonter encore plus loin la date de la première fermentation de raisins au Proche-Orient : env. 7000 av. J.-C.

2.2.2 Vinification = domestication ?

On pourrait toutefois argumenter que ces preuves de vinifications n’impliquent pas une domestication de la vigne sauvage. Toutefois, la présence d’un grand nombre de jarres et de pépins de raisins dans des sites néolithiques qui abritent des vestiges de cuves à vin indique fortement une cultivation et une sélection préalables, donc la présence de vignes avant 4000 à 5000 ans av. J.-C.

2.3 Où ?

Selon toute logique, le ou les centres de domestication de la vigne devraient se trouver à l’intérieur, ou du moins aux alentours de la distribution actuelle de la vigne sauvage (Figure 2).

Figure 2. Distribution mondiale de la vigne sauvage Vitis vinifera subsp. silvestris. D’après Zohary & Hopf (2000). Domestication of plants in the Old World. Oxford University Press.

2.3.1 Transcaucasie ou Sud-Est de l’Anatolie ?

La Transcaucasie, région se trouvant entre le Grand et le Petit Caucase et correspondant à la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, est généralement considéré comme le centre d’origine de la vigne par les botanistes, les archéologues, les historiens, etc. Or, les récentes découvertes génétiques, archéologiques et linguistiques orienteraient sa localisation plutôt vers le sud-est de l’Anatolie, dans les montagnes du Taurus, aux sources du Tigre et de l’Euphrate. Cette zone correspond à la partie septentrionale du Croissant Fertile (Figure 3), qui est reconnu comme le berceau de l’agriculture puisqu’il est le centre de domestication d’au moins trois des plantes «fondatrices » de l’agriculture : le blé, l’orge et le seigle

Figure 3. Croissant Fertile (pointillés rouges) et sites archéologiques importants pour les plantes fondatrices de l’agricultureD’après Salamini et al. (2002). Genetics and Geography of wild cereal domestication in the Near East. Nature Reviews Genetics 3: 429-441.

Selon les récentes découvertes de McGovern, les sites archéologiques qui ont fourni les preuves les plus anciennes de vinification de raisins se trouvent donc justement dans la pointe du Croissant Fertile (p.ex. Cayonü). En outre, la linguistique vient corroborer l’archéologie, la génétique et la botanique. En effet, des chercheurs australiens ont récemment construit un «arbre généalogique » des langues indoeuropéennes et ont pu montrer que la langue la plus ancienne était le Hittite, séparée des autres il y a environ 8700 ans (Figure 4).

Figure 4. « Arbre généalogique » des langues indo-européennes. D’après Gray & Atkinson (2003). Language-tree divergence times support the Anatolian theory of Indo-European origin. Nature 426: 435 – 439.

Non seulement cette date coïncide avec le début de l’expansion de l’agriculture telle qu’observée dans les sites archéologiques, mais le Hittite est aussi une langue morte du Sud-Est de l’Anatolie. Tout porte donc à croire que la vigne, comme plusieurs plantes utilisées en agriculture, a été domestiquée dans cette région plutôt qu’en Transcaucasie comme il est communément accepté.

2.3.2 Génétique et archéologie : localiser le centre de domestication primaire

En 2003, Vouillamoz et McGovern ont initié un projet visant à recouper les nouvelles découvertes archéologiques avec une étude génétique pour déterminer où aurait eu lieu la première domestication de la vigne sauvage au Proche Orient. Dans une première phase, les liens génétiques d’une centaine de cépages traditionnels de Turquie (e.g. le blanc ‘Narince’ ou le rouge ‘Boazkere’), d’Arménie (e.g. le blanc ‘Mskhali’ ou le rouge ‘Areni’) et de Géorgie (e.g. le blanc ‘Rkatsiteli’ ou le rouge ‘Saperavi’) ont été étudiés et comparés à quatre cépages d’Europe occidentale (‘Pinot’, ‘Syrah’, ‘Chasselas’, ‘Nebbiolo’).

L’analyse de 12 zones d’ADN (marqueurs moléculaires appelés microsatellites) a permis de délimiter trois groupes principaux (Vouillamoz et al. 2006. Genetic comparison of traditional grape cultivars from Transcaucasia and Anatolia with microsatellite markers. Plant Genetic Resources: Characterization and Utilization, in press) :

– un groupe de cépages uniquement Turcs principalement constitué de cépages à raisins de tables, par conséquent probablement d’origine distincte,

– un grand groupe de cépages de Turquie, Arménie et Géorgie génétiquement homogène et qui suppose une origine commune ainsi que des transferts récents ou anciens,

– un groupe constitué uniquement de cépages Géorgiens dans lequel se retrouvent les quatre cépages d’Europe occidentale, ce qui supposerait que certains cépages européens auraient une origine lointaine en Géorgie, plutôt qu’en Arménie ou en Turquie.

Dans une deuxième phase, 116 cépages de Transcaucasie et d’Anatolie du Sud-Est et 20 cépages d’Europe occidentale ont été comparés génétiquement à 137 individus de vignes sauvages récoltés dans les populations naturelles des mêmes régions avec l’analyse de 20 zones d’ADN. Les vignes sauvages d’Europe occidentales n’ont montré aucun lien génétique avec les autres individus, tout comme les vignes sauvages Transcaucasiennes. Par contre, les vignes sauvages Turques se sont groupées avec la majorité des cépages Turcs, Arméniens et Géorgiens, ce qui indiquerait que la domestication primaire de la vigne aurait eu lieu plutôt en Turquie. Quant aux cépages d’Europe occidentale, nos données indiquent qu’ils ne proviendraient pas des vignes sauvages européennes comme il est souvent avancé, mais plutôt de migrations d’individus du proche Orient, qu’ils soient sauvages ou cultivés.

L’utilisation du conditionnel est de rigueur car l’analyse de zones d’ADN additionnelles ainsi que l’augmentation du nombre et de l’origine des échantillons seraient nécessaires pour affiner notre résolution et ainsi pouvoir localiser plus précisément le centre de domestication primaire de la vigne au Proche Orient. Ce projet de recherche a été initié à l’Université de Californie de Davis et réalisé à l’Istituto Agrario di San Michele all’Adige en Italie, en collaboration avec le Musée Archéologique de l’Université de Philadelphie en Pennsylvanie, grâce à un financement partiel de la Province du Trentin (Italie). Malheureusement, il est actuellement en suspens par manque de fonds. En conclusion, les données actuelles de génétique, d’archéologie et de linguistique tendent à situer le centre de domestication primaire de la vigne au Sud-Est de la Turquie, aux sources du Tigre et de l’Euphrate, au lieu de la Transcaucasie comme il est généralement admis.